Au sujet « Le Capitalisme cannibale »

Quand il s’agit de trafic d’organes, on pense le plus souvent à des contrées lointaines plongées dans la violence et l’absence de droit. Dans sa dernière enquête, le sociologue Fabrice Colomb montre à l’inverse que la violence sur les corps s’étend partout.

Il décortique les rouages du « capitalisme cannibale » : dons rémunérés de sang et de selles, vente de plasma et de lait maternel, de spermes et d’ovocytes, et même de cadavres… Cette bioéconomie ne cesserait d’exploiter toujours davantage nos corps, de la grossesse et la naissance à la mort.

  • La première partie de votre enquête parle de la bascule du rapport occidental au corps, du « corps-cosmos » au « corps-stock ». De quoi s’agit-il ?

Au moment du déclin du féodalisme, un triple mouvement a remis en cause ce rapport au corps. La philosophie cartésienne, l’État absolutiste et les premiers pas du capitalisme (ce que Marx appelle « l’accumulation primitive ») conduisent à disqualifier ce corps comme chair du monde. Le corps est alors compris comme une machine, un stock.

  • À quoi renvoie « le capitalisme cannibale » qui donne titre à votre ouvrage ?

Le capitalisme a identifié de nouvelles matières premières (organes, tissus, fluides) pour poursuivre son développement. C’est en cela que le capitalisme est littéralement cannibale : l’ingestion d’échantillons corporels dans le corps d’autrui est devenue un des moteurs de la croissance. C’est ce que l’OCDE appelle depuis une vingtaine d’années la bioéconomie, c’est-à-dire la transformation du vivant en ressource pour l’économie grâce aux biotechnologies.

  • Deux cas concrets vous ont amené à vous interroger sur cette marchandisation du corps humain : le don de sang et l’exploitation du lait maternel…

En effet, j’ai tout d’abord été surpris par le fait que l’on puisse parler de « don rémunéré ». Cela m’est apparu à première vue paradoxal. Cela m’a mis sur les traces de la marchandisation du corps. J’ai ainsi appris que 30 % du sang transfusé dans les hôpitaux français est issu de don rémunéré collecté à l’étranger. Mais mon enquête met en évidence la transformation du sang en marchandise, que le don soit rémunéré ou non.

Le plasma est ainsi un composant sanguin très recherché, car il sert de matière première pour produire des médicaments. Il représente un marché de plus de 24 milliards d’euros par an. L’État fixe le prix de la poche de plasma que l’Établissement français du sang (EFS) cède au Laboratoire français du fractionnement et des biotechnologies (LFB) pour fabriquer des médicaments.

Le prix de ces produits plasmatiques est également fixé par l’État. Ainsi, un établissement de santé achète au LFB un médicament contre l’hémophilie à hauteur de 648 euros les 10 centilitres. Marché et État fonctionnent main dans la main. Le sang est mis en équivalence avec de l’argent par l’entremise de l’État.

En ce qui concerne le lait maternel, je suis tombé de ma chaise en découvrant qu’il n’était pas seulement utilisé pour les nourrissons. Sur des sites marchands en ligne, des mères états-uniennes vendent leur lait deux dollars les trente centilitres. Les clients sont non seulement des parents pour leurs enfants mais aussi des sportifs qui voient dans ce fluide un complément alimentaire. De manière plus anecdotique, il est aussi utilisé pour fabriquer des crèmes antirides…

  • Quels sont les relais de cette marchandisation des corps ?

La marchandisation du corps s’effectue notamment par le biais de biobanques, qui sont des infrastructures technoscientifiques publiques ou privées qui collectent, analysent, stockent et vendent les organes auprès des laboratoires. On en compte 90 en France. Elles sont toutes publiques.

Au niveau mondial, cela correspond à un chiffre d’affaires annuel de 50 milliards d’euros. Ce n’est donc pas un marché anecdotique. Dans n’importe quel CHU, en France, on trouve ces biobanques, sous le nom de centres de ressources biologiques. Ce terme a été choisi par les dirigeants français et européens pour gommer l’association entre le corps et l’argent.

En France, le prix d’une cornée est compris entre 315 et 630 euros, celui d’un morceau de tumeur de poumon autour de 1 500 euros. Ces montants sont fixés selon le temps de travail nécessaire au traitement de l’échantillon. En France, les biobanques vendent à la hauteur des coûts de production aux institutions publiques. En revanche, des marges sont réalisées quand les clients sont des laboratoires privés.

« En France, le prix d’une cornée est compris entre 315 et 630 euros, celui d’un morceau de tumeur de poumon autour de 1 500 euros. »

  • À quoi renvoie « le grand bazar des pièces détachées biologiques » ?

Dans ce bazar, il y a trois grands rayons qui renvoient à trois stades de la vie. Le premier est celui de la gestation et de l’enfance. Il concerne notamment le sperme et les ovocytes. Aux États-Unis, des rémunérations fixes de 1 200 dollars par mois sont attribuées pour trois dons par semaine. En Allemagne, l’échantillon de sperme peut valoir jusqu’à 250 euros. Les cliniques espagnoles achètent des ovules autour de 1 000 euros.

Le second rayon est celui de la période adulte. C’est le moment où des femmes vont stocker leur sang menstruel, où des personnes vont vendre leur matière fécale. En 2018, l’AP-HP indemnisait à hauteur de 50 euros le don de selle.

Enfin le rayon des cadavres est très porteur. Ils peuvent rapporter entre 80 000 et 200 000 euros. Les os servent de matière première pour fabriquer de la colle dans le secteur orthopédique et dentaire. Ces os sont remplacés par des tuyaux de PVC dans le corps des défunts.

  • L’État et l’Union européenne encadrent-ils ces pratiques ?

Au contraire, l’Union européenne est à l’origine de l’accélération de la marchandisation des corps… À partir des années 1990, les produits dérivés sanguins sont assimilés à des médicaments. L’UE a repris les discours de l’OCDE en faveur de la bioéconomie : le vivant en général et le corps en particulier sont des ressources pour la croissance économique.

De même, l’État, comme en France, a été un facilitateur. C’est lui qui finance, réglemente et légitime cette marchandisation. C’est la suite logique de l’histoire du capitalisme qui, dès son origine, a besoin de l’État pour se déployer, comme le rappellent des chercheurs comme Alain Bihr, Pierre Dardot ou Christian Laval.


Nicolas Mathey Source (courts extraits) : Quotidien L’Humanité


Le Capitalisme cannibale, de Fabrice Colomb, Ed. l’Échappée, 288 pages, 19 euros.


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