Et pourquoi ?

Relativement épargnée par les crues, la région de Dunkerque bénéficie d’un système d’évacuation des eaux séculaire, repensé à l’heure du dérèglement climatique.
Entre France et Belgique, une coopération transfrontalière qui fonctionne.

Pluie battante sur la campagne flamande. À quelques encâblures de la frontière française, l’eau du canal de Fumes, plein à ras bord, vient lécher la bordure des champs plus plats que plats, qui pour l’heure n’hébergent qu’un lisier odorant.

Creusé en 1638, l’axe hydraulique relie Dunkerque à Nieuport, en passant par Fumes (les néerlandophones vous corrigeront si vous ne prononcez pas « Veume »). Il accueille l’eau des petits canaux environnants qui drainent cette région transfrontalière conquise sur la mer, qu’on appelle polder.

Ce dernier, qui enjambe la France et la Belgique, garde les pieds au sec grâce au maillage historique des Wateringues : l’eau récoltée dans des fossés plus ou moins larges (appelés watergangs) s’écoule dans le canal, qui l’achemine ensuite vers la mer du Nord. Le terrain ici est si plat que cet écoulement naturel n’est possible qu’à marée basse, grâce à la gravité. Depuis les années 1970, un système de pompes prend la relève si besoin, à marée haute ou en cas de crue.

Les rigoles multi-séculaires courent sur 1500 kilomètres dans le delta de l’Aa, ce fleuve côtier jusqu’ici surtout connu des cruciverbistes, mais récemment propulsé sous les projecteurs médiatiques car gonflé de pluies trois fois plus importantes que d’ordinaire… En novembre 2023 et janvier 2024, les voisins français, dans les environs de Saint-Omer, ont été inondés trois, quatre, parfois cinq fois d’affilée.

En cause : le ruissellement des pluies le long des coteaux qui bordent le marais audomarois. Côté flamand, les Moëres, zone située sous le niveau de la mer, se sont gorgées d’immenses flaques, obligeant à l’évacuation de quelques habitations… mais les abords du canal de Fumes sont restés relativement épargnés par les dernières crues.

Le territoire doit en partie sa résistance à deux ouvrages mis en service en 2022. Côté belge, au milieu d’un champ, entre une autoroute et une départementale, une station de pompage flambant neuve redirige, une fois mise en marche, les flots des Moëres dans le canal. Premier allègement pour le secteur. Et pour soulager le canal lui-même, une nouvelle vanne construite en plein Dunkerque permet de le déverser vers la mer, trois kilomètres plus au nord. Là, à marée basse et sous un vent à scalper une journaliste, les lourdes portes de l’écluse Tixier se relèvent pour libérer les eaux venues du polder.

Ce double ouvrage dénommé « projet Mageteaux » est le fruit d’un long processus de coopération franco-belge démarré en 2009 à la demande de nos voisins, qui venaient de subir de grosses inondations. « lls nous ont reproché de ne pas évacuer assez d’eau vers la France, via un autre canal : celui de la Basse-Colme. Faute d’évacuation suffisante, ils devaient actionner leurs propres ouvrages pour s’en sortir », explique l’écologue-urbaniste Xavier Chelkowski. Or il est écrit dans une convention internationale signée en 1890 que le canal de la Basse-Colme doit s’écouler de la Belgique vers la France, et inversement pour le canal de Fumes.

Désormais, lorsque la nouvelle vanne dunkerquoise est actionnée, une partie du canal de Fumes change donc carrément de sens, pour soulager les wateringues flamandes.

Si la modification de la convention du /axe siècle vire au casse-tête juridique dans les ministères, les opérateurs de terrain n’ont pas attendu son issue pour actionner les infras­tructures Mageteaux. Parmi eux, l’Agence d’urbanisme Flandre-Dunkerque (Agur), où travaille Xavier Chelkowski en tant que directeur d’études chargé de la résilience et de l’adaptation du territoire au changement climatique.

Au sein d’un groupement européen de coopération territoriale, il coanime le groupe spécialisé dans l’eau et suit de près la bonne marche de la collaboration franco-belge. « Quand les Flamands veulent qu’on active la vanne, ils nous appellent. De jour comme de nuit, on répond. Pour ouvrir la vanne et laisser passer les eaux en provenance de Belgique, il faut réunir deux conditions : la marée doit être basse, et le niveau du canal exutoire qui assure les derniers kilomètres avant la mer ne doit pas dépasser 2,5 mètres — signe que les eaux françaises sont évacuées ».

Depuis 1969, on n’avait pas vu une telle coopération entre les voisins. Aujourd’hui, chacun a repéré son homologue, inscrit son numéro dans un annuaire transfrontalier, et appris à échanger — même si les Français, paraît-il, ont encore des progrès à faire en flamand. En novembre 2023, le système a œuvré une trentaine de fois. En janvier 2024, une dizaine de fois. « À tous les coups, on arrive à faire baisser le canal de Furnes d’une vingtaine de centimètres. C’est vraiment efficace, on a évité des inondations ! »

Selon les études qui ont précédé leur construction, les ouvrages Mageteaux sont capables de maîtriser quatre crues sur cinq. Apposés un peu partout sur les ouvrages hydrauliques, des logos européens. L’Union européenne, via son fonds Feder, a financé 55% du projet Mageteaux, conçu au sein du programme européen « Interreg » France-Wallonie-Vlaanderen. Et quand on a des millions de mètres cubes d’eau à pomper pour protéger ses populations, la manne européenne n’est pas de refus, souligne dans son bureau le maire de Gravelines.

Entre autres casquettes, Bertrand Ringot préside l’Institution intercommunale des Wateringues, qui gère les canaux… et paye la facture d’électricité des pompes. Entre novembre et janvier, les stations de la région ont fonctionné à plein régime. « On a évacué en trois mois ce qu’on évacue généralement en trois ans : 300 millions de mètres cubes par écoulement gravitaire, et le même volume par pompage. Vous vous rendez compte ? Un stade nautique olympique, c’est seulement 1 million de mètres cubes ! » souligne-t-il en pointant une grande photo du bassin gravelinois où s’entraînent les équipes d’aviron. L’addition électrique pour ces trois mois exceptionnels : 3,5 millions d’euros. Appelé à la rescousse, l’État en assume 70%.

Le budget de l’institution a beau avoir septuplé entre 2015 et 2022, les montants semblent bien dérisoires au regard des prévisions climatiques qui attendent les Wateringues… Une étude publiée en mars annonce la couleur : d’ici 2050 à 2100, les volumes de pompage devront augmenter de 32 à 67%. « Alors vous voyez, le projet Mageteaux a un impact réel pour les Belges, mais ça reste un tout petit élément dans le casse-tête, insiste l’édile, qui répète l’air un peu las : il faut qu’on s’adapte, il faut qu’on s’adapte ! » À Gravelines, le plan de prévention des risques littoraux interdit d’installer des chambres en rez-de-chaussée, et prévoit déjà des crochets aux murs des maisons pour pouvoir y amarrer des barques…

Dans son bureau dunkerquois, l’écologue Xavier Chelkowski détaille l’impact du dérèglement climatique. « Le niveau de l’eau dans le polder va monter du fait de l’augmentation de la pluviométrie hivernale. On s’attend à une hausse de 19 % ». Mais pas que. Entre ses dossiers estampillés « Inondations » et « Climat », une autre étiquette affiche les mots « Trait de côte ».

La hausse du niveau de la mer (un mètre d’ici à 2100) fait risquer des submersions marines à la région, mais affectera aussi la gestion de l’eau dans les Wateringues. « Avec une mer plus haute, le temps d’ouverture des écluses à marée basse sera plus court. On pourra donc lâcher moins d’eau de la terre vers la mer. » En résumé : davantage d’eau à évacuer, mais moins de capacité d’évacuation. Les calculs ne sont pas bons.

« Pour s’adapter, on peut soit prôner des solutions techniques en entretenant et multipliant les infrastructures, soit aller vers plus de sobriété », poursuit le scientifique, qui ne cache pas son penchant pour la deuxième option. « Certes, on va devoir augmenter un peu le pompage. Mais ça ne suffira pas, et les pompes nous rendent vulnérables car dépendants de l’électricité. Il faut surtout réapprendre à vivre avec l’eau. La culture de l’assèchement n’a pris le dessus que dans les années 1970, autrefois on ne pompait pas !»

Ses pistes ? Laisser plus de place à l’eau là où elle tombe, en créant des « zones d’expansion de crues » aussi appelées « champs d’inondation contrôlée ». Les agriculteurs, qui entretiennent les watergangs sur leurs terres, ont un rôle à jouer. « Les pratiques agricoles de ces dernières décennies ont compacté la terre, ce qui réduit l’infiltration de l’eau. Il faudrait replanter des haies et des prairies, tout en désimperméabilisant les sols dans les villages et les villes. »

Quant aux lotissements multi-inondés, il faudra sans doute les déplacer. Écologistes, urbanistes, élus, agriculteurs et autres acteurs économiques ne sont pas d’accord sur les solutions à privilégier. Xavier Chelkowski tente de convaincre. « La profession agricole sera la plus touchée par les changements climatiques. On doit pouvoir compter sur eux pour reconstituer le cycle naturel de l’eau. Et quand on voit la facture d’électricité des pompes, on se demande si ce ne serait pas plus bénéfique de rétribuer les agriculteurs pour services rendus au territoire… »

Secrètement, Xavier Chelkowski espérait que les inondations très médiatisées de novembre et janvier, qui avaient attiré sur place Emmanuel Macron puis Gabriel Attal, serviraient de déclencheur pour avancer plus vite et plus intelligemment vers l’adaptation. Hélas : les prises de parole politiques ont mis l’accent sur le pompage et l’entretien des canaux. Sourire désolé de l’écologue, qui admire l’avancée d’autres voisins européens. « Les Hollandais sont à la pointe. Ils ont des plans A, B, C… Nous, pour l’instant, on a juste le plan A ».


Élise Racque. Télérama n° 3875. 17/04/2024


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