L’envers du décor.

Sous-traitance en cascade sur les chantiers des JO de Paris 2024

Après la découverte en mars de travailleurs sans papiers sur le chantier du Village des athlètes construit pour les prochains JO, le parquet de Bobigny a ouvert une enquête pour « travail dissimulé en bande organisée ».

Le 8 juin 2022, le parquet de Bobigny a ouvert une enquête pour « emploi d’étrangers sans titre », « recours au travail dissimulé » et « exécution en bande organisée d’un travail dissimulé » ; les investigations en cours sont confiées à la brigade de répression de la délinquance contre la personne (BRDP).

L’affaire s’est nouée sur le chantier du Village des athlètes, à Saint-Ouen, une infrastructure centrale des jeux Olympiques de Paris 2024. Le 24 mars 2022, alertée par la CGT, l’inspection du travail y recensait lors d’un contrôle inopiné sept travailleurs maliens sans papiers.

Tous travaillaient à couler un plancher en béton, sur un lot confié à GCC, l’une des entreprises de BTP intervenant pour le groupement Icade/CDC en contrat avec la Solideo, le maître d’ouvrage chargé de la livraison de l’ensemble des infrastructures pérennes et des opérations d’aménagements nécessaires aux JO.

Le groupe GCC avait officiellement recours à un sous-traitant, KMF. Problème : cette structure, une société par actions simplifiée unipersonnelle (Sasu), avait à sa tête un «  gérant de paille  », un travailleur malien, lui-même ouvrier sur les chantiers, placé là par un certain Mehmet B. Lequel apparaît comme le patron, de fait, de toute une nébuleuse d’entreprises éphémères, à faible capital, endossées par des prête-noms, presque tous originaires du même district en Turquie, qui assuraient dans l’opacité et le plus grand arbitraire la rémunération des travailleurs sans papiers recrutés au gré des contrats et des chantiers.

Dans cet imbroglio, les choses ont tourné à l’aigre dès le mois d’octobre 2020, sur un gros chantier de rénovation urbaine à Vélizy-Villacoublay où le donneur d’ordres, GTM, a officiellement fait appel à l’un de ces obscurs sous-traitants, dénommé Sari. Là, l’un des contremaîtres s’en est violemment pris à un travailleur malien, en le frappant d’un coup de marteau sur l’épaule, avant de le congédier définitivement.

Ulcérés, ses compagnons ont alors menacé de faire appel à un syndicat et de se mettre en grève s’ils restaient non déclarés. Ils travaillaient jusque-là sans contrats ni bulletins de salaire, payés au travers de virements bancaires par une vingtaine de structures différentes, avec, durant la pandémie, des justificatifs de déplacement professionnel établis par une obscure agence d’intérim.

« Il m’a dit d’aller à Barbès pour faire des faux papiers »

« C’est Mehmet B. qui est venu pour négocier. Au début, il ne voulait rien entendre. Il nous disait “vous êtes des égoïstes, vous êtes des fous de vouloir aller chez les syndicats. Vous voulez me niquer, me mettre en faillite alors que je vous donne du travail” », se souvient Djibril (*), un trentenaire arrivé en France en 2017, via le Maroc et l’Espagne.

Sous pression du donneur d’ordres, Mehmet B. a finalement consenti, au bout d’une semaine chômée où les travailleurs maliens n’avaient plus été sollicités, à établir les contrats demandés. « Quand ils nous ont arrêtés, GTM a dit qu’il fallait qu’on revienne. Alors Mehmet est revenu négocier avec nous. Moi, je n’avais que mon passeport. Il m’a dit d’aller à Barbès pour faire des faux papiers. Ce que j’ai fait. Ça m’a coûté 350 euros. À partir du 3 novembre, ils nous ont donné des fiches de paye, jusqu’à la fin 2021 », poursuit Djibril.

À la tête d’une prospère PME qui a pignon sur rue, Mehmet B. et sa structure « officielle » n’apparaissent à aucun moment dans le montage de sous-traitance sur lequel repose le chantier de Saint-Ouen confié à GCC. Il a pourtant été vu plusieurs fois sur le site, accessible seulement en étant muni d’une carte BTP, discutant avec des cadres du donneur d’ordres.

La fraude aux cotisations sociales pourrait atteindre 6 à 8 millions d’euros

Une stratégie pour se prémunir d’éventuelles conséquences judiciaires ? La loi est claire : lorsqu’un donneur d’ordres a recours à un cocontractant (sous-traitant ou prestataire), il doit en exiger un document attestant de son immatriculation et une attestation de vigilance délivrée par l’Urssaf, confirmant son respect des obligations de déclaration et de paiement des cotisations sociales. En cas de manquement à cette obligation de vigilance, le donneur d’ordres est solidairement tenu de régler les impôts, taxes, cotisations de Sécurité sociale, rémunérations et autres charges de son cocontractant, si celui-ci a eu recours au travail dissimulé.

Ici, la fraude aux cotisations sociales organisée par cette nébuleuse pourrait atteindre des montants faramineux, 6 à 8 millions d’euros. La plupart des sociétés fictives impliquées dans le montage ont été placées en liquidation judiciaire, avec, pour motif le plus souvent invoqué, l’insuffisance d’actifs.

Parmi les hommes de main de Mehmet B. placés à la tête de ces sociétés fictives, nombreux sont ceux qui affichent publiquement leurs sympathies pour les Loups gris, une milice fasciste ultraviolente, impliquée dans de nombreuses actions criminelles, aux frontières du terrorisme et du banditisme.

Le 4 novembre 2020, un décret entérinait la dissolution en France de ce mouvement paramilitaire et ultranationaliste, suite à des attaques contre des Arméniens et des Kurdes. Sur les réseaux sociaux, les complices de Mehmet B. n’hésitent pourtant pas à arborer pour beaucoup d’entre eux l’iconographie des Loups gris, leurs slogans, leur drapeau aux trois croissants, les photographies de leurs enfants ou de militaires faisant le geste de ralliement des Loups gris avec le pouce, le majeur et l’annulaire joints, l’index et l’auriculaire dressés pour former le profil et les oreilles d’un loup. Fascination des armes, haine des Kurdes, chauvinisme et mysticisme imprègnent leur univers.


Rosa Moussaoui. L’Humanité. Source (Extraits)


(*) Les prénoms ont été modifiés.


Une réflexion sur “L’envers du décor.

  1. jjbadeigtsorangefr 06/07/2022 / 23h53

    Supprimer la sous-traitance et obliger les entreprises attributaires à effectuer le travaux elles-mêmes réduirait les tentations de recours au travail dissimulé.
    La régularisation des travailleurs sans papiers leur permettrait d’exiger de leur patron d’être traités conformément aux dispositions du Code du travail.
    Simple comme idée, mais la course au profit maxi s’y oppose.

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