Finances publiques

« Comment l’Etat s’est rendu impuissant »

La France va-t-elle passer au régime sec ?

Pour faire face à une dette record de 31 000 milliards, et un déficit abyssal de 154 milliards d’euros en 2023, le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, s’est lancé en quête de 20 milliards d’euros d’économies cette année.

Dans le même temps, Stanislas Guérini, ministre de la Transformation et de la Fonction publiques, a déclaré vouloir « briser le tabou des licenciements » chez les fonctionnaires et développer « des rémunérations au mérite ». Une nouvelle promesse de réforme ?

L’essayiste Maroun Eddé, auteur de « la Destruction de l’État », analyse avec lucidité trente années d’essais de modernisation de la fonction publique.

Dans votre livre, vous êtes très sévère avec les gouvernements successifs qui ont tous tenté de révolutionner l’administration. Que leur reprochez-vous ?

[…] Les responsables politiques nous promettaient un État modernisé, plus efficace et moins cher, et nous sommes arrivés à l’exact inverse. Pour comprendre ce paradoxe, il faut d’abord revenir au modèle économique choisi à la fin des années 1990 : celui d’un pays qui ne fabrique plus ce qu’il consomme.

On nous a vendu l’illusion, incarnée par le patron d’Alcatel Serge Tchuruk, d’une « entreprise sans usines ». Afin d’augmenter nos marges, nous avons confié la production aux pays asiatiques, avec l’idée que, nous, l’Occident, allions devenir les têtes pensantes de la planète, concentrées sur la conception. Nous avons péché par avidité financière. Car nous nous sommes privés d’emplois industriels qui rapportaient des cotisations sociales.

Aujourd’hui, quand vous achetez Renault ou Peugeot, vous pensez acheter français alors que la voiture est produite par des ouvriers turcs, roumains ou marocains qui ne financent ni nos retraites ni notre système de santé.

La perte de ces emplois a contraint l’État à compenser et à dépenser énormément d’argent dans la protection sociale. On a creusé les déficits pour que les Français maintiennent artificiellement un niveau de vie. Et on s’est réveillés pendant la crise du Covid-19, en comprenant que les puces pour nos voitures et les cachets de Doliprane n’étaient plus produits chez nous et que des pénuries étaient à craindre.

Comment expliquer cet aveuglement ?

Il y a une part de naïveté, et aussi des raisons idéologiques. L’idée s’est peu à peu instaurée que l’État devait se retirer et que, pour paraphraser Ronald Reagan (1), « le gouvernement n’est pas la solution mais le problème ».

D’où la promesse, jamais tenue, de limiter le nombre de fonctionnaires.

Là, on touche au cœur du paradoxe. Si on a réduit relativement les moyens accordés aux fonctionnaires « de terrain », on a assisté à une prise de pouvoir des managers et à une inflation délirante de la bureaucratie.

L’infiltration des cabinets de conseil au sommet de l’État est la dernière étape de ce processus.

Résultat : les dépenses publiques comme le nombre de fonctionnaires n’ont cessé d’augmenter, mais pas au bon endroit.

Prenez l’hôpital public. Quand on interroge les personnels soignants, ils croulent sous des tâches administratives chronophages, tandis que les emplois administratifs représentent jusqu’à 40 % du personnel des Hôpitaux de Paris.

Plus on fixe des impératifs de rentabilité, plus on impose des normes, plus les fonctionnaires passent de temps à remplir des tableaux Excel et à faire des rapports, et moins ils ont de temps pour exercer leur métier… Inévitablement, le service se dégrade.

Pourquoi cette vision financière du service public finit-elle par coûter si cher?

L’exemple de la réforme du lycée professionnel est très parlant.

Avec des effectifs moyens de 24 élèves par classe contre 32 pour l’enseignement général, le lycée professionnel s’est retrouvé depuis les années 1990 critiqué à cause de ses coûts : un lycéen professionnel revient en moyenne à 12 800 euros par an, contre 10 100 euros pour un lycéen en filière générale. Pour économiser 2 700 euros par élève, on a décidé d’augmenter la capacité par classe. Ce qui est impossible dans les enseignements qui nécessitent des outils et des machines.

En métallurgie, il y a maximum 12 élèves par classe, alors qu’en bac pro secrétariat-administration, on peut en avoir 35. Qu’a-t-on fait ? On a multiplié les formations dans les secteurs comme la vente ou le secrétariat-administration, alors qu’il n’y a plus besoin de dactylos en France…

En parallèle, on a accéléré la fermeture des formations techniques et industrielles.

Résultat : on manque de soudeurs dans l’industrie nucléaire et d’ouvriers qualifiés pour réindustrialiser le pays, et près de 60% des élèves des filières du tertiaire-administratif ne trouvent pas d’emploi.

Pour quelques gains de court terme, on a sacrifié un pan essentiel de notre système éducatif et des besoins de nos industries. Rarement économie budgétaire aura été aussi absurde…

A l’origine de ces choix politiques, il y a la formation homogène des élites…

A la fin des années 1990, les grandes écoles, y compris les écoles d’ingénieurs, se sont converties en écoles de management, et les hauts fonctionnaires se sont mis à penser comme des managers.

A Polytechnique, Sciences-Po ou l’ENA [devenue l’INSP, Institut national du Service public, NDLR] se forge cette idéologie homogène au sein des élites, malgré les constats d’échec. Je pense même qu’aujourd’hui il y a plus d’écart entre un haut fonctionnaire et un agent de terrain qu’entre un cadre du ministère des Finances et un consultant de McKinsey.

Emmanuel Macron est issu de cette génération d’énarques. En quoi cela a-t-il influencé sa politique ?

L’actuel président a écrit peu de choses, mais il a préfacé en 2016 l’ouvrage « l’État en mode start-up » [essai codirigé par l’actuel ministre délégué aux Comptes publics, Thomas Cazenave]. Je vous invite à le feuilleter : ce livre est une vraie pépite parce qu’il permet de mieux comprendre son idéologie. Il y a l’idée que l’Etat est une relique du passé et qu’on pourrait avoir un État sans fonctionnaires puisque tout sera bientôt numérisé. Les domaines qui ne pourront pas être numérisés devront être privatisés ou externalisés parce que le secteur privé et la coopération entre les citoyens seront plus efficaces. Cette vision est très inquiétante, surtout quand on sait que l’utopie d’une administration 100 % digitalisée a principalement été utilisée pour fermer davantage de services publics, éloignant encore l’État des citoyens. Sans compter l’absurdité de cette idée d’un « État 100% numérique » – j’aurais du mal à dire comment on numérise un policier, ou comment on remplace un chirurgien par une plateforme Chirurgien.gouv.fr.

Pour défendre cela, il faut un profond mépris pour le travail des fonctionnaires et agents de l’État et une vision très étriquée de ce qu’est réellement un État. C’est pourtant la vision partagée par une certaine élite, essentiellement parisienne, qui ne rencontre l’État que pour les formalités administratives effectivement numérisables (papiers d’identité, etc.), mais qui, sinon, se forme dans les écoles privées, se soigne dans le privé, se déplace en taxi, en avion et envoie ses enfants étudier à l’étranger. N’étant pas concernée par les effets de ses propres réformes, elle n’a aucun mal à poursuivre le démantèlement.

Une fois arrivé au pouvoir, Emmanuel Macron n’a-t-il pas été obligé de se confronter au réel, et donc de modifier son regard sur l’État?

Oui, mais il fait partie de cette génération d’hommes politiques qui perçoit l’État comme un contrepouvoir, une force d’inertie. Donc il s’est attelé à démanteler tout ce qui résistait à sa volonté : les corps techniques, le corps préfectoral, et le corps diplomatique.

C’est pourquoi il a cherché à court-circuiter la haute fonction publique, à la fois en la flexibilisant par le recours aux contractuels, en la démantelant avec la réforme de l’ENA et des grands corps, et aussi en faisant appel de plus en plus aux prestataires externes.

Après le Covid-19, Emmanuel Macron s’est mis à vouloir gouverner comme le général de Gaulle, il a annoncé un plan de relance de 54 milliards euros d’investissements, en disant « on va faire des centrales nucléaires, on va se réindustrialiser ». Le problème c’est qu’il n’y a plus de compétences ni des courroies de transmission.

Bruno Le Maire a annoncé que les trois quarts des économies cette année seront réalisés dans les administrations de l’Etat. Est-ce la bonne idée ?

L’expérience montre que les plans de coupes budgétaires « dans tous les ministères » ne permettent pas de s’attaquer aux secteurs où des économies seraient nécessaires, mais là où elles sont le plus faciles à obtenir politiquement. […]


Propos recueillis par Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre. Le Nouvel Obs. N° 3107. 18/04/2024


(1) Lors de son discours d’investiture à la présidence des Etats-Unis, en 1981.


3 réflexions sur “Finances publiques

  1. bernarddominik 25/04/2024 / 8h43

    Une triste réalité. Il faut interdire aux énarques de se présenter à une élection nationale pour conflit d’intérêt.

  2. tatchou92 25/04/2024 / 22h39

    Les organisations syndicales des fonctionnaires ont compris depuis des années, que l’arrivée des contractuels négociant leurs rémunérations menaçaient le système, mais aussi les retraites de demain… puisqu’au titre de la solidarité intergénérationnelle, les salariés d’aujourd’hui règlent avec leurs cotisations les pensions versées actuellement, comme nous l’avons fait lorsque nous étions en activité…
    On assiste aussi ici et là.. à des transferts de compétences, comme la restauration scolaire, les transports, l’entretien des espaces verts et du patrimoine… et à une diminution des effectifs en répercussion… moins de cotisations, moins de charges, même service rendu ?
    Je pense aussi aux collègues de la Poste, de la RATP, de la SNCF, dont les statuts particuliers ont été remis en cause… pour ceux qui arrivent…
    Une autre question : celle des mutuelles … il semble qu’il y ait réflexion notamment sur la prise en charge des conjoints, des veufs et veuves d’adhérents retraités à la mutuelle de leurs conjoints, depuis des années…sans être eux mêmes fonctionnaires de ce ministère ou de cette administration,, mais qui continuent de cotiser soit examinée… c’est le cas de la mienne, réponse dans 6 mois..

  3. Pat 25/04/2024 / 23h05

    Une analyse pertinente. Même moi j’arrive à comprendre. Par contre le chiffre de la dette me semble incorrect…mais bon on est plus à quelques milliards près…

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