« Le plus dur, c’est de ne pas avoir de projet »

Depuis qu’ils ont partagé une petite tente, sur les quais de la Seine, à Paris, où ils ont passé l’hiver, Abderrahmane et Younoussa ne se quittent plus.

Quand, début mars, leur camp réunissant une centaine de migrants a été démantelé par la police, les deux adolescents n’ont pas trouvé de place dans l’un des gymnases ouverts à la hâte par la mairie de Paris.

Ils n’ont pas osé rejoindre les mineurs du Collectif de Jeunes du Parc de Belleville, qui occupent depuis début avril la Maison des Métallos, pour dénoncer les expulsions à l’approche des JO, dans l’espoir d’obtenir un relogement. Alors ils squattent ici, derrière l’Hôtel de Ville, avec une quinzaine d’autres laissés-pour-compte.

Regard timide, visage fermé, Abderrahmane est un taiseux. Silhouette élancée et sourire ravageur, Younoussa parle pour deux. Le premier a réussi à se procurer un smartphone, cet outil essentiel à la survie des déracinés. Le second s’est fait voler le sien, mais il a la tchatche et le sens de la débrouille.

Sans un euro en poche, les ados s’interdisent néanmoins tout pas de côté, malgré les nombreuses sollicitations. « On n’a pas fait tout ça pour tomber dans la délinquance », lance Younoussa, qui a fui Marseille quand des dealers de la gare Saint-Charles, où il squattait, ont essayé de lui mettre le grappin dessus.

Pas question non plus de vendre des cigarettes de contrebande à la sortie du métro : « Si on  entre là-dedans, on ne s’en sortira plus ». Ces deux-là ne veulent pas perdre de vue leur objectif, qu’ils répètent comme un mantra : « Aller à l’école, apprendre un métier ». Abderrahmane, qui dit avoir 15 ans, veut devenir soudeur; Younoussa, 16 ans et demi, plâtrier.

A peine sortis de l’enfance, ils ont quitté leur famille, bravé le Sahara et la Méditerranée, échappé aux kidnappings et demandes de rançon, dans un seul espoir : obtenir le statut très protecteur de mineur non accompagné (MNA), qui garantit une prise en charge par l’Aide sociale à l’Enfance (ASE).

Avec, au bout, la promesse d’une mise à l’abri, d’une formation, et la possibilité, à terme, d’être régularisé.

La vague des arrivées, qui s’était tarie pendant la crise du Covid, est repartie de plus belle : en 2023,19 000 jeunes ont été accueillis et pris en charge par l’ASE, 30 % de plus qu’en 2022. Ils sont 400 000 aujourd’hui en France.

A Paris – qui concentre, avec la Seine-Saint-Denis, plus de la moitié des arrivées -,10 000 jeunes, des garçons pour la plupart, se sont présentés à l’accueil des mineurs non accompagnés (Amna), dans le 13e arrondissement, l’an passé. Ils étaient 1500 en 2014.

Seulement 20 % à 30 % d’entre eux décrochent le précieux sésame ; les autres, soupçonnés de tricher sur leur âge et d’être majeurs, déboutés, se retrouvent sans droits ni solutions.

Où aller ? Aucune chance d’avoir une place par le 115, tous les services d’hébergement étant saturés. Ne restent que les associations, qui orientent, conseillent, proposent des cours, distribuent tentes et duvets.

Parmi les recalés, beaucoup déposent un recours devant un juge des enfants, avec un avocat commis d’office et l’espoir d’obtenir, in fine, gain de cause. Mais les tribunaux eux aussi sont engorgés.

Délai d’attente : six à douze mois en moyenne, parfois plus, durant lesquels ils se retrouvent à la merci de tous les dangers, de tous les trafics. « Ces mois d’errance, sans prise en charge éducative, sont catastrophiques », déplore Mehdi Mokrani, délégué général d’Alteralia, l’association qui gère, entre autres, l’aménagement des gymnases parisiens. […]

Avancer coûte que coûte

[…] Personne, en vérité, ne veut de ces jeunes. Ni l’Etat, censé s’occuper des migrants, ni les départements, censés prendre en charge les mineurs. D’abord, ils coûtent cher : 50 000 euros en moyenne par personne et par an pour une place dans un des foyers de l’ASE, déjà débordés. Ensuite, ils n’ont pas bonne réputation : moins de 10 % d’entre eux seraient des délinquants, selon un rapport d’information de l’Assemblée nationale de mars 2021, mais l’amalgame est vite fait. […]

Younoussa a pris la route quand son père est tombé malade. Un oncle, qui aurait financé la traversée, est venu le chercher. Il était fou de joie : « Au pays, il n’y a aucun espoir pour nous. Tout le monde veut aller en France. On est nés pour ça! » Comme tous les gamins du pays, il a grandi en regardant en boucle des vidéos trompeuses postées sur les réseaux sociaux, des selfies crâneurs devant la tour Eiffel, des messages qui disent qu’en France il suffit d’être courageux pour avoir une belle vie… […]

« Ces jeunes ont toutes les pathologies des gens de la rue, des problèmes dermatologiques, pulmonaires, mais, plus que tout, des problèmes psychiques, constate Paul Alauzy, coordinateur veille sanitaire pour Médecins du Monde, qui tient des permanences pour les jeunes migrants dans le 20e arrondissement de Paris. […]

Certains l’avouent à demi-mot : ils ne savaient pas ce qui les attendait. Oui, ils regrettent. Mais pas question pour autant de rentrer au pays. Devenir un paria, décevoir les siens ? Impossible. Il faut avancer, coûte que coûte. Rembourser la famille, souvent. Prix du périple depuis Conakry ? 8 000 euros au moins, selon les travaux d’Olivier Peyroux, qui sont souvent financés par un héritage, la vente d’un terrain, un emprunt… « La famille a tout investi sur eux. Elle compte sur eux », ajoute le chercheur.

[…]

 « Le plus dur, ce n’est pas de dormir dehors ni d’avoir froid, assure Younoussa. Ça, on s’y habitue. Le plus dur, c’est de ne pas avoir de projet. » Mamadou confie son envie de pleurer en voyant passer les jeunes de son âge, le matin, sur le chemin du lycée. Les journées sont longues quand on est à la rue à 15 ans. Et tout est compliqué : se faire une place à une distribution de repas, se repérer dans le métro, éviter les contrôleurs, s’inscrire à un cours de français…

Les associations abattent un travail considérable, mais encore faut-il les trouver. D’autant que les tuyaux sont difficiles à obtenir car la solidarité entre migrants est loin d’être la norme. Difficile d’être généreux quand on est en « mode » survie.

[…]


Natacha Tutu. Le Nouvel Obs. N° 3107. 18/04/2024


2 réflexions sur “« Le plus dur, c’est de ne pas avoir de projet »

  1. Anonyme 26/04/2024 / 11h41

    Bonjour Michel ils en ont des désillusions ces jeunes, on leur avait promis « l’Amérique » ils ne s’attendaient pas à ça !c’est une catastrophe. Bonne journée Amicalement MTH

  2. bernarddominik 26/04/2024 / 14h30

    Peut-être faudrait il mettre en place un système de familles d’accueil prenant en charges ces adolescents et les aidant à intégrer notre société. On ne peut les laisser dans la rue, où les risques tant au niveau santé que délinquance sont très grands.

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