L’écrit sexe

Toujours ratées les scènes de sexe ?

Lamour ? Je le fais souvent mais je n’en parle jamais », glisse Mme Leroi dans « le Côté de Guermantes » de Marcel Proust. Phrase fameuse citée dans l’introduction de l’émoustillante anthologie « Ecrits érotiques de femmes » qui vient de paraître.

Parfois, il serait préférable que les romanciers suivent la ligne de Mme Leroi, tant les scènes de sexe jaillies de leur plume frôlent parfois la débandade. Un prix britannique (perfide, forcément) couronne même chaque année la pire scène du genre : The Bad Sex in Fiction Award (NormanMailer, Erri de Luca ou Didier Decoin en furent gratifiés).

Dans l’excellent premier numéro de la revue « Aventures », l’écrivain Yannick Haenel a demandé à soixante-cinq auteurs et autrices s’ils écrivaient des scènes de sexe. Beaucoup ont pointé l’immense difficulté de l’exercice. Trop métaphorique, on risque le ridicule ; trop crue, l’écriture peut perdre en grâce. Il existe évidemment d’heureuses exceptions.

Sept écrivains ont accepté de livrer au « Nouvel Obs » qu’elle est, à leurs yeux, la meilleure scène de sexe de la littérature. Pour jouir pleinement du plaisir du texte.


YANNICK HAENEL « QUI PÉNÈTRE QUI ? »

Pas sûr qu’écrire le sexe soit un échec : l’écriture est une matière ardente qui déborde les limites d’une scène. La « scène sexuelle » est souvent vulgaire car il n’y a pas d’universalité du désir (mon érotisme peut sembler porno aux autres), mais l’écriture, par ses continuels glissements de sensualité, est capable de transmettre l’excitation. Au fond, seule la nuance est sexuelle.

La preuve : une phrase ondulante de Proust : « Je revoyais Albertine s’asseyant à son pianola, rose sous ses cheveux noirs ; je sentais, sur mes lèvres qu’elle essayait d’écarter, sa langue […] dont la flamme et la rosée secrètes faisaient que, même quand Albertine la faisait seulement glisser à la surface de mon cou, de mon ventre, ces caresses superficielles mais en quelque sorte faites par l’intérieur de sa chair, extériorisé comme une étoffe qui montrerait sa doublure, prenaient, même dans les attouchements les plus externes, comme la mystérieuse douceur d’une pénétration. »
Qui pénètre qui ? La littérature est l’art, délicat et cru, du trouble.

Dernier livre paru : « Bleu Bacon » (Stock).


VANESSA SPRINGORA « LE FLUX DÉBRIDÉ DE JANA CERNÀ »

J’ai une affection particulière pour un passage du magnifique texte de la poétesse tchèque Jana Cernâ, « Pas dans le cul aujourd’hui » (éditions La Contre Allée). Une longue lettre écrite en 1958, et destinée à l’homme qu’elle aime. Le passage s’étend sur plus de dix pages, surgissant entre diverses considérations politiques et philosophiques. J’aime, cette apparente incongruité, mais aussi la volonté d’exhaustivité, l’entêtante énumération, la frénésie de mots et d’images pour redonner corps, en l’absence de son amant, à leur relation érotique. C’est à la fois cru et élégiaque, d’une oralité sans fioriture, pulsé par l’énergie d’un flux débridé et le plaisir évident de la narratrice à user d’un « vocabulaire obscur et vulgaire » (selon ses propres mots). Par-dessus tout, c’est la supplique amoureuse qui me bouleverse. Dans sa volonté d’articuler sexe, art et philosophie, Jana Cernà annonce les textes de Maggie Nelson, et en ce sens, elle est d’une modernité sidérante. Jana Cernà était la fille de Milena Jesenskà, qui a inspiré des lettres d’amour sublimes à Franz Kafka, avant de mourir à Ravensbrück quand sa fille, Jana, avait n ans. Le titre du livre de Jana Cernà, extrait d’un de ses poèmes écrit dix ans plus tôt, est déjà en soi un manifeste féministe : « Pas dans le cul aujourd’hui/J’ai mal/Et puis j’aimerais d’abord discuter un peu avec toi/Car j’ai de l’estime pour ton intellect. »

Dernier livre paru : « le Consentement » (Grasset).


KEVIN LAMBERT « DES ENSORCELLEMENTS DE SEXES CHAUDS »

Les scènes les plus marquantes que j’ai lues n’ont pas été écrites. A l’adolescence, je consommais à la nuit longue des romans, cycles chevaleresques ou histoires de sorciers. Dans les creux de ces romans, mon désir queer contrarié et informe – qui, le jour, ne parvenait jamais à atteindre les berges du langage – se frayait un chemin comme un germe qui cherche la lumière, en élaborant des fantasmes fragiles, des détournements périlleux, en greffant au creux du texte des scènes encore plus vraies que celles écrites en toutes lettres sur les pages jaunes des gros romans. La description de la virilité exacerbée, presque clownesque de tel sire ou de tel espion, suffisait pour que je me transporte dans leur lit, au retour de la mission ou de la bataille, pour panser leurs plaies ; je m’aménageais dans ces récits des identifications imprévues avec la dame ou l’espionne rebelle. Dans le dortoir de Gryffondor [dans « Harry Potter »] se déroulaient à la nuit tombée des rencontres entre les corps, des caresses interdites, des ensorcellements de sexes chauds, troublants. J’ai souvent lu les amourettes de Ron et Harry, et j’utilise le verbe lire à dessein. Car c’est la lecture qui imprimait en moi ces scènes nouvelles, comme pliées entre les pages, interdites aux lecteurs moins imaginatifs et désirants, mais pour moi pleinement lisibles et vraies, là, sous mes yeux, entre les chapitres.

Dernier livre paru : « Que notre joie demeure » (Nouvel Attila).


LEïLA SLIMANI « DANS LA CHAMBRE DE ‘L’AMANT »

Toni Morrison et Marguerite Duras sont pour moi les deux auteures qui écrivent les meilleures scènes de sexe, et de très loin. Déjà parce que leur écriture est en elle-même érotique. Qu’elles racontent une promenade ou une recette de cuisine, la sensualité affleure et trouve évidemment son apogée dans les scènes de sexe qui, chez l’une comme l’autre, ne sont absolument pas gratuites. Toni Morrison dit elle-même de « Beloved » qu’il s’agit d’un livre pornographique, un livre sur la violence qui s’exerce sur le corps des femmes.

De même chez Duras, en particulier dans ses textes indochinois. L’érotisme y dit quelque chose de la colonisation, de la façon dont on traite les corps. Il se dégage de la première scène de sexe de « l’Amant » une impression d’étrangeté troublante. La jeune fille et « le Chinois » sont dans cette chambre auxvolets clos. Lui garde presque tout le temps les yeux clos. Elle est toute petite, mais très lucide. Elle répète « J’étais devenue son enfant. » Cela crée un malaise et, en même temps, c’est une scène très poétique. La beauté vient aussi de cette ambiguïté, de ce mélange de danger et de douceur. La sexualité est toujours sur le fil, entre dégoût et désir, tendresse et brutalité.

Dernier livre paru : « Regardez-nous danser » (Gallimard).


SIMON JOHANNIN  « SÉDUCTION QUEER »

« Fiévreuse Plébéienne », d’Elodie Petit (Ed. du Commun), contient pour moi la meilleure scène de sexe en littérature. Ça n’est d’ailleurs pas une scène en particulier, mais l’ensemble des scènes composées dans ce livre duquel transpire une essence brûlante. La littérature a parfois la faculté de nous faire changer de corps, ou plutôt, de nous faire ressentir à travers le nôtre l’excitation des sens d’êtres a priori si loin de nous. « Fiévreuse Plébéienne » me plonge dans le sexe et la séduction queer, me fait ressentir un versant lesbien de la sexualité qui m’est, par un état de fait, complètement étranger. Et pourtant, la torsion des langues, les fluides qui coulent et modifient la structure du langage, les caractères mêmes, qui avant de donner à lire les mots qu’ils composent viennent déjà brouiller les frontières du genre, me rappellent qu’en matière de désir il n’y a pas de lois, il n’y a que des atomes cherchant la friction contre ceux de l’autre, un feu vital qui brûle bien au-delà des archétypes binaires, et qui les consume avec joie.

Dernier livre paru : « Ici commence un amour » (Allia).


EMMA BECKER « L’EXTASE CHEZ MAUPASSANT »

Le miracle absolu, c’est une scène à la fois extrêmement précise et elliptique dans « Une partie de campagne », de Guy de Maupassant. Une fille de magasinier et un canotier se retrouvent sur une petite île de la Seine, lors d’un chaud dimanche. Ils ne se connaissent pas, ils ont fait une balade en yole, et les voilà isolés du monde. Tout ce que l’on saura de cet accouplement, c’est un oiseau perché non loin, qui par son chant imite les extases des deux amants. D’une simplicité et d’une poésie admirables.

Dernier livre paru : « Odile l’été » (Julliard) et à paraître fin août « le Mal joli » chez Albin Michel).


FRANÇOIS BÉGAUDEAU  « IL N’Y AURA PAS DE SEXE »

En littérature ma scène de sexe préférée n’a pas lieu. Elle est dans « Un cœur simple ». Ou plutôt n’y est pas. A un bal, Félicité, jeune bonne de la campagne normande, rencontre un certain Théodore, qui, rendu audacieux ou rustre par l’alcool, la renverse sur un talus. Félicité se dégage, c’est trop d’un coup. Mais acceptera qu’il l’embrasse la fois d’après. Puis s’éprendra de ce garçon qui lui promet le mariage. Un soir, elle court le retrouver, éperdue, amoureuse c’est certain, et sur le lieu de rendez-vous ne trouve qu’un ami de Théodore, qui « lui apprit qu’elle ne devait plus le revoir ». « Elle avait eu, comme une autre, son histoire d’amour », annonçait-on trois pages avant. « Son histoire d’amour » s’arrête là. Il n’y en aura pas d’autre dans la longue vie de bête de somme de Félicité. Il n’y aura pas de sexe. Peut-être bien que cette indéniable sainte mourra vierge. Qu’en déduire ? Mon émotion l’ignore. •

Dernier livre paru : « l’Amour » (Verticales).


Elisabeth Philippe, avec Didier Jacob Le Nouvel Obs n° 3108. 25/04/2024


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