68 millions de nazis, sauf moi

Êtes-vous un nazi ?
La question peut sembler abrupte, mais elle est incontournable. Il vous faut malheureusement vous la poser. Car il, vous arrive forcément d’être en désaccord avec quelqu’un, d’avoir une position politique ou philosophique et d’en faire état, d’émettre un avis personnel sur tel ou tel fait de société.
Donc, vous êtes peut-être un nazi.

En tout cas, vous vous exposez à être qualifié ainsi par celles ou ceux que vous aurez contredits ou contrariés. Car désormais, de même que, dans le marigot des réseaux dits sociaux, la menace de mort constitue bien souvent le premier degré de l’échange d’idées, le terme « nazi » — et tout ce qui s’y rattache — est devenu pour beaucoup, aussi bien dans la sphère militante et intellectuelle que sur la scène politique, le premier stade de l’invective.

Ce n’est pas sans conséquences graves. Et pas seulement pour la dignité des personnes visées.
Quand Jean-Luc Mélenchon, parce qu’il ne digère pas — ce qu’on peut comprendre, surtout quand on connaît son caractère — l’annulation d’une conférence sur la Palestine qu’il devait donner aux côtés de Rima Hassan, compare le président de l’université de Lille à Adolf Eichmann et renvoie le député socialiste Jérôme Guedj aux « délateurs » et à la « rafle du Vél’ d’Hiv », il ne pulvérise pas seulement le point Godwin.
Il banalise aussi dangereusement

La réalité du nazisme, son idéologie, ses acteurs et les atrocités qu’ils ont commises. Quant à sa justification a posteriori — on l’a mal compris, il se référait à l’œuvre d’Hannah Arendt -, elle pulvérise, elle, le foutage de gueule : il sait très bien que, quand on entend prononcer le nom d’Adolf Eichmann, ce n’est pas à la « banalité du mat » qu’on pense, mais à la « solution finale ».

Le leader de LFI a décidé, par stratégie électoralo-clientéliste, de pousser le curseur de l’outrance au-delà du tolérable. C’est un choix, qui le range non pas dans le camp des « tribuns », comme on le qualifie souvent, mais dans celui des politicards factieux héritiers des ligues. Mais il s’inscrit aussi dans une manière de mener le débat, ou plutôt de le fermer, très contemporaine.

Aujourd’hui, dans un monde binaire partagé d’autorité entre le Bien et le Mal absolus, il suffit d’un rien pour être revêtu de très vils habits. Opposer un argument contraire à tel ou tel catéchisme militant, voire seulement tenter d’y insuffler un peu de nuance, suffit à déclencher le tir de barrage : « raciste ! », « fasciste ! », « nazi ! », « toxique ! », « transphobe ! », « criminel contre l’humanité ! », « génocidaire ! », « boomer ! »…

À force de dire que tout est « systémique », on se gargarise de mots dont on veut oublier le sens spécifique afin d’y boucler à double tour adversaires et contradicteurs. Et, quand ces mots manquent ou ne suffisent pas, on en invente ou on en détourne de nouveaux. Voir la litanie sans cesse renouvelée de « phobies » baroques qui apparaissent dans le langage militant et médiatique, destinées à catégoriser telle ou telle discrimination que l’on prétend dénoncer : « glottophobie », « grossophobie », « handiphobie » – également nommée « capacitisme » -, etc.

Même si cela peut parfois atteindre des sommets de ridicule et être parfaitement risible, c’est d’abord dramatique. On ne lutte pas contre l’extrême droite en l’invoquant à tout bout de champ, et encore moins en adoptant — donc en légitimant ses méthodes de voyou. Une fois qu’on a traité tout le monde de fasciste, comment nomme-t-on les vrais fascistes quand ils se manifestent ?  

À l’heure où, partout dans le monde, y compris dans les démocraties que l’on pensait les plus immunisées contre la « peste brune », l’extrême droite s’impose comme une alternative politique acceptable — quand elle n’est pas déjà au pouvoir… — , la question est d’importance.
Contrairement à la formule consacrée, trop de nazi ne tue pas le nazi.


Gérard Biard. Charlie Hebdo. 01/05/2024


2 réflexions sur “68 millions de nazis, sauf moi

  1. bernarddominik 06/05/2024 / 10h21

    Comparer le RN au NSDAP est gonflé. La vérité est beaucoup plus simple: la propagande israélienne veut faire passer toute personne qui n’approuve pas sa politique palestinienne pour nazi. et beaucoup de journalistes tombent dans ce panneau, souvent volontairement par appartenance communautaire.

  2. tatchou92 06/05/2024 / 11h56

    Alors que nous vivons dans un monde de tensions extrêmes, et que l’unité des forces de gauche et la solidarité son t plus que jamais nécessaires, toutes les outrances verbales sont à bannir et à condamner, elles ne font pas avancer le « schmilblick »..

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