La colonisation oubliée

L’arche d’entrée est toujours là, frêle vestige d’un passé indochinois dont les marques finissent par disparaître. Juste derrière, dans la cour, s’aligne une kyrielle de restaurants branchés, comme un précipité de la mondialisation : une brasserie française proposant du foie gras au menu, un « steakhouse », un thaï, un japonais, un mexicain…

L’artère a changé de nom : Hai Ba Trung, plutôt que rue Paul-Blanchy. La ville aussi : Hô Chi Minh-Vile aujourd’hui, Saïgon jadis. Seules trois fleurs de pavot dessinées sur le porche jaune sorti des âges, ainsi qu’une minuscule pancarte explicative, laissent deviner que derrière ces murs construits en 1881 se trouvait une immense manufacture d’opium : une « bouillerie » – c’est le mot usuel – disposée sur un hectare ultra protégé.

Ici, l’opium brut importé en grande partie d’Inde, mais aussi de Chine, était transformé, cuit, filtré, raffiné pour enfin aboutir, après trois jours de préparation, à de l’opium prêt à être fumé — du « chandoo ». Au début du XXe siècle, la drogue était ensuite conditionnée dans des petites boîtes en laiton d’une contenance de 5,10, 20, 40 ou 100 grammes, avec, dans chacune, une lettre, frappée au fond du contenant : C, T, A, L, pour les différentes régions de l’Indochine où elles étaient expédiées, le Cambodge, la Cochinchine (dans le sud de l’actuel Vietnam), le Tonkin (dans le nord), l’Annam (au centre) ou encore le Laos.

Les Européens qui s’affairaient alors en ces lieux portaient un costume avec, sur le col, un écusson brodé d’une fleur de pavot et des deux lettres « DR », abréviation de « Douanes et Régies », l’administration qui les employait. Oui, des fonctionnaires ! Car l’approvisionnement, la fabrication et la vente de l’opium étaient alors un monopole aux mains de la puissance publique. Un monopole qui nourrissait les comptes publics et finançait la colonisation.

Avec l’aval de Paris et du ministère des Colonies, et malgré les dégâts sanitaires de l’opiomanie rampante, les grandes déclarations anti-drogue ou les pressions internationales, à commencer par celle des États-Unis. De quoi faire de la France un narco-État avant l’heure. Retour en 1862. Cette année-là, la France annexe formellement la Cochinchine, quatre ans après s’être lancée dans la conquête de la péninsule indochinoise.

Une invasion qui coûte beaucoup trop cher à Paris… « Dans leur recherche de nouvelles ressources financières, les autorités françaises en Indochine sont amenées à s’intéresser très tôt à l’opium et aux possibilités offertes par ce produit », raconte Chantal Descours-Gatin (1). […]

Certes, en Chine, la consommation de ce qui sera appelé l’« or noir » est séculaire. Mais dans ce qui sera l’Indochine, son usage est encore infinitésimal et presque partout interdit… « Le raccourci « opium = mal spécifique de l’Extrême-Orient » est une conception qu’il convient de nuancer, tant l’usage de la drogue semble être issu […] d’une suite de choix économiques et politiques qui furent le fait des puissances coloniales », précise l’historien Philippe Le Failler (2). […]

PLACE À LA RÉGIE DIRECTE

Décision est prise d’organiser le commerce de l’opium dans la colonie, de lever une taxe et de vendre le droit d’en fabriquer à des personnes privées — on parle de « fermage ». Et, très vite, la sève du pavot, que l’on prélève en incisant la fleur, permet de financer une grande partie du budget de la colonie. […]

Puis, à partir de 1882, il n’est plus question de déléguer la gestion de l’opium à des tiers. Place à la « régie directe ». Ce sont alors des fonctionnaires qui s’occupent de l’approvisionnement en opium brut, surtout acheté en Inde, à Calcutta. Des fonctionnaires aussi qui gèrent la transformation de ces grosses boules, recouvertes de fleurs de pavot, dans la « bouillerie » de Saigon.

Des fonctionnaires encore qui supervisent la distribution de l’opium prêt à fumer dans des points de vente. En 1884, la très officielle Régie de l’Opium — tout comme il existe une Régie du Sel ou une Régie de l’Alcool — représente 34% des recettes fiscales de la colonie. L’argent aide à la stabilisation puis à l’expansion de l’Empire : c’est dans ces années-là que la France s’étend au-delà de la seule Cochinchine au Cambodge, au Laos, à l’Annam, puis au Tonkin.

Un homme, qui sera surnommé le « Colbert de l’Indochine » et finira président de la République en 1931, va porter le système à son apogée : Paul Doumer, nommé gouverneur de la colonie en 1897. En 1899, une Régie générale de l’Opium est créée, assurant très vite un quart des revenus de l’Union indochinoise — le record sera atteint en 1918, avec 42 % des recettes… […]

Très vite, la France et sa nouvelle Régie générale de l’Opium en Indochine, célébrée lors de l’Exposition coloniale de Marseille, en 1906, se retrouvent toutefois à contre-courant d’un mouvement mondial anti-opium. En 1909, à Shanghai, toutes les grandes nations jurent la main sur le cœur que cette drogue est un problème majeur de santé publique qu’il faut enrayer. Y compris la France. D’ailleurs, preuve de leur apparente prise de conscience, les autorités fran­çaises ne viennent-elles pas d’interdire à leurs fonctionnaires et agents européens en Indochine — mais pas aux « indigènes » — de fumer de l’opium ?

Le « triangle d’or »

Sauf que, derrière les bonnes intentions affichées, les autorités françaises en Indochine n’ont nullement l’intention d’en finir avec leur commerce… La régie trans­gresse délibérément la Convention internationale de l’Opium, signée sous l’égide de la Société des Nations (l’ancêtre de l’ONU), en permettant à de gigantesques quantités de drogue produites au Yunnan chinois voisin de transiter par l’Indochine pour rejoindre le port de Haiphong, où tout repart ensuite vers la Chine. S’adapter est devenu le maître mot de cet établissement public, alors même que la France a adopté une première loi antidrogue en 1916…

Aussi, quand survient la Seconde Guerre mondiale, les autorités françaises, sous la houlette du régime de Vichy et laissées en place par les forces japonaises qui occupent alors l’Indochine, démontrent encore leur souplesse : elles poussent les habitants des hauts plateaux du Laos et du Tonkin, les Hmongs, à cultiver bien davantage de pavot.

Et ancre ainsi une culture de masse dans cette région, qui fera partie trois décennies plus tard du « triangle d’or » de l’opium, à cheval entre la Birmanie, le Laos et la Thaïlande — c’est de là que partira une bonne partie de la demande mondiale d’héroïne, autre dérivé du pavot.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la régie devient une cible pour le jeune mouvement nationaliste : « Ils nous ont imposé l’usage de l’opium et de l’alcool pour affaiblir notre race », accuse Hô Chi Minh, le 2 septembre 1945. La pression internationale est devenue telle que les autorités françaises, empêtrées dans la guerre d’indépendance qui démarre, n’auront plus d’autres choix que de finir par fermer la régie. Ce qui n’empêchera pas l’opium d’être un acteur aussi discret que central du conflit, jusqu’à 1954 et la défaite de Diên Biên Phu.

Le Vietminh s’en servira pour financer son insurrection — dès 1948, environ 8o % de la production indochinoise se retrouve sous contrôle révolutionnaire. Quant aux militaires français — des parachutistes des services spéciaux, le groupement des commandos mixtes aéroportés (GCMA) -, ils vont eux-mêmes organiser un trafic pour payer une partie de leurs activités, un système très officiellement baptisé « opération X » : de l’opium était acheté aux Hmongs dans le nord de l’Indochine, puis convoyé dans le sud, notamment par avion, où il était cédé ensuite à des mafias… […]

La défaite de 1954 n’éteindra pas immédiatement les dernières traînées du narco-État. Des années 195o aux années 1970, un petit groupe mafieux va régner sur le marché mondial de l’héroïne, un réseau de malfrats « corso-marseillais » connu sous l’étiquette de « French Connection », dont le nom va hanter Richard Nixon, la CIA et même fasciner Hollywood.

Sa spécialité ? Acheter d’énormes quantités de morphine-base en Asie et en Turquie, la transformer en héroïne ultra-pure dans des laboratoires clandestins en France, puis l’acheminer dans les pays consommateurs, à commencer par les États-Unis. […]

L’historien américain Alfred W. McCoy affirme même qu’une partie de la drogue acheminée via l’« opération X », mise en place durant la guerre d’Indochine par l’armée, a fini entre les mains de la « French Connection ». L’opium, une histoire si française…


Clément Lacombe. Le Nouvel Obs n° 3108. 25/04/2024


  1. « Quand l’opium finançait la colonisation en Indochine », par Chantal Descours-Gatin, L’Harmattan, 1992.
  2. « Monopole et prohibition de l’opium en Indochine », par Philippe Le Failler, L’Harmattan, 2003.

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