Actuel réalisme Kafkayen

Franz Kafka est mort il y a cent ans, le 3 juin 1924. Mais l’écrivain tchèque est présent dans notre vie quotidienne bien au-delà d’une simple commémoration. On pensait que ses romans avaient raconté par anticipation les corps et les esprits broyés par les machines totalitaires du XXe siècle.

Mais les textes de Kafka décrivent encore plus spécifiquement ce qui nous arrive au XXIe siècle avec ta numérisation de tous nos échanges : la destruction de l’intimité.

Caméras de surveillance partout, traçabilité des individus par les applis, reconnaissance faciale et haut-parleurs des téléphones à fond dans la rue et dans le métro : tous les jours, la séparation entre le privé et le public est un peu plus attaquée. « Le monde de Kafka devient seulement aujourd’hui réalité », dit Reiner Stach, l’auteur d’une nouvelle et très riche biographie de Kafka, publiée en français aux éditions du Cherche Midi.

L’auteur de La Métamorphose est célébré toute cette année en France, notamment par l’Institut Goethe et par le Centre tchèque de Paris, avec des lectures et des ateliers de traduction ; et puis avec une biographie dessinée par Nicolas Mahler, Complètement Kafka (éd. L’Association), qui nous rappelle que l’écrivain mort à 40 ans aimait beaucoup dessiner – il considérait même que le dessin lui donnait « plus de satisfaction que n’importe quoi d’autre ».

Et si vous voulez vraiment saisir Franz Kafka au corps, au plus près de la lettre, lisez le formidable livre de Léa Veinstein J’irai chercher Kafka (1).

L’ami Yannick Haenel m’avait doublé en en parlant dans Charlie dès sa sortie, au mois de mars, mais il faut absolument que je vous en reparle. Peu de temps avant sa mort, Kafka avait demandé par testament à son ami Max Brod de brûler tous ses manuscrits non encore publiés. Refusant de suivre ses dernières volontés, Brod les avait protégés en leur faisant quitter Prague pour rejoindre Tel-Aviv; cachés dans un appartement envahi par des chats, ils sont devenus l’objet d’un procès qui dura quarante ans en Israël.

En s’intéressant de très près à la question de ce testament contrarié, Léa Veinstein montre que le geste de Max Brod pose la question très actuelle de l’intimité : que nous arrive-t-il lorsque nous lisons quelque chose qui ne nous est pas adressé ?

J’irai chercher Kafka est une passionnante réflexion sur cet enjeu vertigineux, qui mêle l’intime et le politique.

Sur les réseaux dits sociaux, où la différence entre le privé et le public disparaît, les « informations personnelles » sont utilisées par les algorithmes pour nous envoyer des publicités ciblées en fonction de notre « profil ». En s’intéressant dès les années 1910 aux premières petites machines communicantes, et à ce qu’elles allaient modifier entre les hommes, Kafka avait anticipé ce problème avec une terrible acuité.

L’enquête littéraire de Léa Veinstein commence par une photo de Kafka posée sur le bureau de son père qui l’intriguait quand elle était enfant. Alors j’ai eu envie de lui faire passer le « Questionnaire freudien ».

  • Première question : « Comment avez-vous rencontré vos parents ? — En écoutant la radio ».
  • Deuxième question : « À quoi rêvez-vous ? — Je rêve de savoir chanter ».
  • Dernière question : « Qu’est-ce qui vous fait peur ? — J’ai peur de ce que je ne comprends pas ».

Son fort désir de comprendre le destin des manuscrits de Kafka nous aura permis de saisir un peu mieux où nous en sommes aujourd’hui avec l’écriture de l’intime.


Yann Diener. Charlie Hebdo. 01/05/2024


1. J’irai chercher Kafka. Une enquête littéraire, de Léa Veinstein (éd. Flammarion).


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