Les déshumanisateurs

Mais, dans l’ensemble, les services publics tendent plutôt à fermer, à limiter les heures de réception des usagers ou à ne plus répondre au téléphone. À la place, il y a l’administration numérique, ses plates-formes qui rendent fou — « Erreur 404. La page que vous cherchez semble introuvable » —, ses applications qui excluent, et ses algorithmes intrusifs.

D’abord, on a informatisé. Dans les années 1980, en France et ailleurs, l’alignement du public sur le privé conduit à doter les fonctionnaires de micro-ordinateurs qui contribuent à mesurer leur productivité.

Depuis les années 2000, on numérise. En principe au bénéfice de la qualité du service public rendu à l’usager ; en réalité pour abaisser son coût.

Contrairement à ce que prétendent leurs tenants, la numérisation comme la « dématérialisation » visent surtout à réaliser des économies. Ou à lutter contre la fraude, avec pour corollaire une complexification des démarches, en particulier de celles exigées des plus précaires.

Revenu de solidarité active (RSA), allocation aux adultes handicapés (AAH), allocations familiales ou aides au logement : les prestations des caisses d’allocations familiales (CAF) profitent à trente-deux millions de personnes. Depuis 2010, à partir des données provenant des connexions aux sites, des réponses aux formulaires électroniques ou des échanges de courriels, un algorithme attribue à ces foyers un score de suspicion. Plusieurs circonstances augmentent la note — être au chômage ou au RSA, habiter un quartier défavorisé… — jusqu’au seuil qui déclenche le contrôle (1).

Le montant total récupéré en 2022, y compris les indus versés à la suite d’erreurs d’usagers perdus face aux multiples critères et pièces justificatives exigés pour percevoir les minima sociaux, ne représente qu’un centième des prestations versées (2). […]

La « dématérialisation » contribue ainsi à limiter l’accès aux services publics à une partie de la population. […]

Multiplication des parasites

Les services publics en ligne se traduisent par une baisse générale de la qualité et contribuent à renforcer l’isolement des plus précaires, et tout particulièrement des huit à neuf millions de Français de plus de 15 ans frappés d’illectronisme. […]

Comble d’ironie d’une numérisation née de la promesse d’éradication des acteurs intermédiaires perçus comme des parasites, l’État en ligne a favorisé leur multiplication. Face à des démarches de plus en plus fastidieuses, des règles toujours plus incompréhensibles, des horaires d’ouverture tarabiscotés et des agents publics invisibles, des entreprises proposent, moyennant paiement, d’engager les démarches à la place des usagers ou plus simplement d’identifier les aides auxquelles ils ont droit.

[…]

La numérisation n’est qu’un outil. Développée dans le giron de la puissance publique, dotée de moyens humains, soumise au contrôle des usagers et utilisée au service du bien commun, elle pourrait faciliter la vie des gens et le travail des fonctionnaires. Réduite au seul usage de « cheval de Troie de l’offensive néolibérale », pour reprendre les mots de M. Alston, et abandonnée à l’avidité des prestataires privés, elle amplifie la dislocation de la société.

Car la « dématérialisation » n’est sous sa forme actuelle que le nom acceptable de la déshumanisation. Elle n’a pas seulement dégradé les services publics, enrichi des startupeurs et appauvri la collectivité : elle inflige aux plus fragiles, que l’État était censé servir, humiliation, frustration, et exacerbe ainsi le sentiment de perte de contrôle qu’éprouve une part croissante des populations contre « ceux qui ont décidé ça ».

Faut-il ignorer la colère et le désarroi qu’inspirent portes closes ou applications défaillantes ? L’envie rageuse, parfois, que ses promoteurs expérimentent la « dématérialisation », et ses effets très matériels, non plus depuis leurs beaux bureaux mais aux guichets d’aide à l’illectronisme qu’ils auraient dû créer ?


Simon Arambourou. Le Monde Diplomatique. Source (Extraits – mais nous vous recommandons la lecture intégrale de cet article)


  1. La Quadrature du Net, « Notation des allocataires : l’indécence des pratiques de la CAF désormais indéniable », 27 novembre 2023.
  2. « Résultats 2022 des CAF en matière de lutte contre la fraude », communiqué de presse du 5 juin 2023.
  3. Lire Hadrien Clouet, Vincent Dubois, Jean-Marie Pillon, Luc Sigalo Santos et Claire Vivès, Chômeurs, vos papiers !, Raisons d’agir, Paris, 2023, et Claudine Pirus, « Prestations sociales : pour quatre personnes sur dix, le non-­recours est principalement lié au manque d’information », Études et résultats, n° 1263, Paris, avril 2023.
  4. Solen Berhuet, Patricia Croutte et Radmila Datsenko, « Améliorer la connaissance et le suivi de la pauvreté et de l’exclusion sociale », Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie, Paris, novembre 2021.
  5. Lire Serge Halimi, « Maltraitance institutionnelle », Le Monde diplomatique, mars 2022.
  6. Cour des comptes, « Audit flash relatif au programme Scribe », juillet 2022, ­www.ccomptes.fr ; Clotilde Mathieu, « Bugs et privatisation rampante : la numérisation accélérée des services publics tourne au fiasco », L’Humanité, Saint-­Denis, 23 octobre 2022 ; Maxime Vaudano, « Cabinets de conseil : Capgemini, le coûteux prestataire dont l’État ne sait plus se passer », Le Monde, 4 juillet 2022 ; Raphaëlle Aubert et Léa Sanchez, « Comment Opendatasoft est devenue l’acteur incontournable de l’ouverture des données publiques », Le Monde, 6 mars 2024.
  7. Cassuto Karen, « Business et arnaques autour des rendez-vous de naturalisation à la ­préfecture de Haute-Garonne », https://france3-regions. francetvinfo.fr, 4 décembre 2020.
  8. Laura Fernandez Rodriguez, « Services publics : quand dématérialisation rime avec marchandisation », La Gazette des Communes, Paris, 31 janvier 2022.
  9. Mathilde Saliou, « Australie : la commission royale étrille les responsables du système de robot-dette », Next, 17 juillet 2023.
  10. Doaa Abu Elyounes, « Why the resignation of the Dutch government is a good reminder of how important it is to monitor and regulate algorithms », 10 février 2021.
  11. Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, « World stumbling zombie-like into a digital welfare dystopia, warns UN human rights expert », New York, 17 octobre 2019.

3 réflexions sur “Les déshumanisateurs

  1. rblaplume 30/03/2024 / 19h12

    C’est une réalité bien analysée. Hélas, cet état de fait nourrit le sentiment que notre pays va à vau l’eau. La puissance publique périclite inexorablement laissant les plus faibles, les plus appauvri(e)s à la portée de toutes les prédations sans recours, ou secours. La perception de cette réalité entraîne malaise, recentrage sur soi ou sur une communauté de coeur, de religion, d’intérêts parfois éphémères, basée sur une attente de résultats immédiats s’appuyant sur l’individu(e). Ce mode d’action renvoie l’action collective dans certains milieux comme illusoire pour ne pas dire obsolète.
    Les actions de Monsieur le Ministre de l’Intérieur ne peuvent qu’aggraver cette vision vecue au quotidien par nos concitoyennes et concitoyens !

    • tatchou92 01/04/2024 / 18h46

      On assiste aussi, à un encouragement au télétravail : l’administration vous dote d’un ordinateur, que vous branchez chez vous, aux horaires de bureaux, 2 ou 3 jours par semaine. L’administration vous alloue une modeste indemnité pour régler l’augmentation de votre dépense électrique, selon un forfait journalier.
      Cela contribue aussi à diminuer les frais de déplacement et la fatigue induite..
      Cela se passe dans plusieurs ministères et collectivités, qui réduisent ainsi les notes d’énergie, de téléphone, et de locaux.. Cela s’est développé en 2020 avec le Covid…
      Je connais plusieurs fonctionnaires concernées, qui apprécient, mais qui revendiquent aussi le besoin de discussions, d’information, de contacts, en toute logique.

  2. bernarddominik 30/03/2024 / 19h19

    La vérité est beaucoup plus prosaïque : les sociétés qui ont ces logiciels sont choisies par copinage, le prix est parfois au rabais, avec un logiciel au rabais en plus la multitude de sites complique la tâche. Il devrait y avoir une entrée unique un seul identifiant un seul mot de passe, qui vous oriente vers l’application correspondant à la demande. Tout comme l’état est administré approximativement, les services de l’état, que nous payons, sont dans le même acabit

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