Debat : la sécurité

Préambule : il ne s’agit que d’un débat avec des arguments que les lectrices lecteurs peuvent récuser comme accepter. Tous débats concours à connaître plusieurs positions avant tout jugement. MC

Plusieurs chercheurs, représentants d’associations et d’organisations syndicales réunis, ont cherché des alternatives à la fuite en avant sécuritaire de la politique ministérielle et de la doctrine actuelle du maintien de l’ordre.

La remise en cause des libertés de manifester, d’expression, du droit de grève, le choix du tout-sécuritaire et du surarmement des forces de l’ordre favorisent le risque de morts ou de blessés graves. C’est cette logique répressive qui affecte de longue date les quartiers populaires, avec notamment le contrôle au faciès et la mise en place récente des amendes forfaitaires délictuelles. Parallèlement, la répression a été rapide et sévère avec des peines de prison de neuf mois en moyenne.

Joëlle Bordet (Chercheuse et psychosociologue), David Dufresne (Journaliste, réalisateur, écrivain et fondateur du média Au Poste), Anthony Caillé (Secrétaire général de la CGT police), Nathalie Tehio (Avocate et membre de la Ligue des droits de l’homme (LDH), Thibaut Spriet (Secrétaire national du Syndicat de la magistrature) ont tenté de comprendre les causes de cette fuite en avant et d’esquisser des solutions […]

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Joëlle Bordet : En 2005, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, parlait de « nettoyer au Kärcher » et orchestrait la fin de la police de proximité. Il y a eu aussi l’affaiblissement des maisons de justice et du droit, celui de l’accès au droit. Aujourd’hui, on parle des « nuisibles », donc de l’ennemi intérieur. Il existe des jeunes qui n’ont connu que la confrontation. Ça ne date pas d’hier, mais nous atteignons des sommets.

Par ailleurs, il faut aussi parler de la fragilisation sociale des quartiers populaires. Le Covid a marqué et a engendré beaucoup de retrait par rapport au collectif, avec un affaiblissement des capacités collectives à faire face à des événements violents. Il faut mesurer la défiance vis-à-vis des institutions et, en même temps, l’importance donnée aux collectivités territoriales.

Il existe une grande différence dans les événements qui se sont déroulés en juin en fonction de cette capacité à être présent et en confiance avec les habitants. Il y a un courage des élus, des techniciens. Sans cela, les événements auraient été cent fois plus violents. La différence avec 2005, c’est que les jeunes ont passé le périphérique. Bon nombre se sont aussi mobilisés contre la réforme des retraites.

Beaucoup de ceux qui ont été arrêtés durant les manifestations n’étaient pas ceux impliqués dans les quartiers. Mais ils sont dans une immense colère par rapport à leurs conditions, à la discrimination, au racisme. Je constate aussi un affaiblissement des médiations sociales. Tout le monde est épuisé. Et en face, la politique gouvernementale est extrêmement violente contre ces médiations. Le gouvernement veut tout uniformiser pour dresser la jeunesse.

David Dufresne : Certaines doctrines, certains armements, certaines techniques du maintien de l’ordre dans les quartiers sont aujourd’hui diffusés dans le reste de la société, notamment avec le maintien de l’ordre de la vie sociale, c’est-à-dire l’encadrement ou la répression.

En 2019, Steve Maia Caniço est retrouvé mort dans la Loire lors de la Fête de la musique de Nantes. Ce jour-là, des policiers ont agi sans commune mesure. Ce sans commune mesure, il est beaucoup d’actualité. Or, le principe même de la police dans son usage des armes, c’est la stricte nécessité et la proportionnalité.

On voit bien que ces deux piliers explosent lors du drame de Nanterre, avec Nahel. En 2005, la police française faisait sa promotion et défendait un maintien de l’ordre « à la française ». L’idée étant de montrer sa force pour ne pas s’en servir. Aujourd’hui, c’est montrer sa force pour s’en servir.

En 2023 on a vu des services de police qui n’ont strictement rien à faire dans le maintien de l’ordre. Je pense à la BRI, au GIGN et au Raid. Le Raid, à Marseille et ailleurs, est impliqué dans la mort ou la mutilation de plusieurs personnes lors des émeutes. Dépolitiser le problème, c’est se garantir que ça va se renouveler.

Aujourd’hui, les policiers se vivent comme le dernier rempart de la République. Si c’est le seul service public qui reste dans les quartiers, cela veut dire que la République a totalement failli et qu’il existe un réel problème politique. Des policiers pas formés, pas équipés ou au contraire suréquipés sont envoyés dans les quartiers.

On habitue la population à la militarisation du maintien de l’ordre. Lors du mouvement des gilets jaunes, des blindés de l’armée sur les Champs-Élysées entendaient donner un effet de sidération. Aujourd’hui, on les utilise non pas pour figer mais pour intervenir avec une disproportion absolument folle.

Anthony Caillé : Le contrat social qui devait être mis en œuvre – une police au service des citoyens – n’existe pas. Il est surtout au service du gouvernement. Depuis l’arrivée de Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur, les choix sémantiques sont apparus avec des termes guerriers, un profil très martial.

Il y a eu la fin de la police de proximité, la mise en place d’un nouvel uniforme très militaire, l’arrêt du vocable « gardiens de la paix », remplacé par « forces de l’ordre ». Après les attentats de 2015, le discours sur le fameux ennemi de l’intérieur s’est cristallisé.

La police nationale n’échappe pas non plus aux politiques publiques. Elle se paupérise. Les formations sont de plus en plus courtes. Elles sont dispensées par des policiers, avec leurs ressentis, leurs jugements. Elles devraient aussi être dispensées par des magistrats, avocats. Si la police ne va plus dans certains quartiers, c’est aussi parce qu’il n’y a plus de commissariat. Tout cela distend les liens entre la police et la population. Il faut renouer du lien et recréer une police de proximité.

Nathalie Tehio : En principe, les fonctions de la police doivent être encadrées pour que nous puissions exercer nos libertés. Les militants de la Ligue des droits de l’homme se sont rendu compte sur le terrain, surtout à partir de la loi travail, que nous n’étions plus du tout dans une dynamique où il était possible de manifester librement, sans crainte.

À partir de 2016, la LDH a pratiqué des observations militantes. Avec d’autres associations, nous tentons d’être un contre-pouvoir et de donner une autre appréciation que celle du gouvernement sur ce qui se passe sur le terrain. Cela sert à rendre visible les atteintes aux libertés.

Gérald Darmanin veut faire passer une loi immigration. Il faut bien se rendre compte que c’est en lien avec les contrôles d’identité au faciès. Il y a derrière une politique gouvernementale, alors même que le Conseil constitutionnel stipule que la liberté d’aller et de venir doit être protégée et que, par conséquent, il ne doit pas y avoir des contrôles d’identité systématiques.

Mais comme ce n’est pas toute la population qui est visée, ce n’est pas rendu visible. Et c’est de cela dont il faut témoigner. Quand nous attaquons en justice contre les arrêtés d’interdiction de manifestations, nous gagnons. Ce qui prouve bien qu’ils sont illégaux.

Ce sont les jeunes de certains quartiers populaires en cours de gentrification qui reçoivent le plus d’amendes forfaitaires délictuelles. On veut les pousser en dehors de l’espace public. Délictuelle signifie que cela reste un délit, inscrit au casier judiciaire. Ce qui va impacter leur avenir, l’accès à certains métiers. Il y a tout un procédé qui touche toujours les mêmes, dans de la discrimination raciale et sociale. Et c’est invisible.

Thibaut Spriet Quand il y a un trouble à l’ordre public, le gouvernement demande à la justice d’être particulièrement ferme, répressive, rapide. Rappelons d’abord que les magistrats sont fondamentalement liés à la police. Rendre visibles certains dysfonctionnements fait partie de notre travail de syndicat de magistrats.

L’action judiciaire, après les événements de cet été, a été très ferme avec essentiellement des comparutions immédiates, des peines fermes pour des personnes primo-délinquantes. Il y a un glissement depuis les gilets jaunes et le Syndicat de la magistrature a tenté de prévenir cette situation pendant le mouvement contre la réforme des retraites. Certains procureurs de la République ont estimé que c’était leur rôle non seulement d’exercer l’action publique quand il y a eu des dégradations, mais aussi de communiquer dessus.

Comme si c’était une victoire pour la justice. Elle a endossé un rôle d’allié objectif du mouvement répressif et du rétablissement de l’ordre. Alors que le rôle constitutionnel de la justice, c’est de veiller à la garantie des libertés individuelles.

Mais la préoccupation sécuritaire prime pour beaucoup de nos collègues. Est-elle devenue complètement centrale dans la justice ? Je ne pense pas, pour beaucoup d’entre nous, ce n’est pas le cas et il faut que nous nous rendions visibles. Dans toutes ces procédures qui ont lieu depuis les gilets jaunes, ce qui s’est vraiment institué, ce sont les procès-verbaux de contexte.

Les enquêteurs dressent un portrait global de la scène où l’on montre que la ville s’embrase, que la rue est incontrôlable. C’est quelque chose qui colore tant la procédure que tout ce que pourra dire le prévenu sera contrebalancé. Le terme de violence policière résonne aujourd’hui et nous ne pouvons plus l’ignorer.

Joëlle Bordet Je pense qu’il faut travailler aujourd’hui sur des thèmes très importants. Vous avez bien vu comment le gouvernement va dans la punition des parents jusqu’à faire pression sur les bailleurs sociaux pour faire sortir les habitants de leur habitat. C’est très grave. Donc les luttes à mener connexes entre cette stratégie de la force justice-police en lien avec des faits sociaux sont fondamentales.

Il faut écouter les jeunes, être avec eux. Ils sont en danger, dans l’autodestruction. Si nous les lâchons, si les animateurs ne sont pas soutenus, si nous ne pouvons pas travailler avec eux, alors, nous allons vers l’autodestruction des quartiers populaires. Cette question de la mobilisation au quotidien pour ne pas accepter la destruction, elle est essentielle. Ensuite, il ne faut pas oublier la question du racisme et de l’ennemi intérieur.

David Dufresne Cette question de la relation à la police dans les quartiers populaires dure depuis les années 1980. Elle est marquée par la question du contrôle de la police. Est-ce que c’est la police qui se contrôle elle-même ? Est-ce que ce sont les syndicats d’extrême droite qui veulent contrôler la police ? Est-ce que c’est le ministre ou le citoyen ?

L’article 12 de la Constitution nous le rappelle : cela doit être vu de tous et au nom de tous. Mais l’impunité est totale. Tant qu’il y aura cet aveuglement, on n’y arrivera pas. D’après moi, ce qui est porteur d’espoir, c’est la prise de conscience. C’est filmer, documenter, raconter, aller assister aux comparutions immédiates. Il faut répondre présent. Ne rien céder. Ce qui se passe dans les quartiers, ça arrive partout après. Ne nous croyons pas à l’abri.

Nathalie Tehio Le racisme, en réalité, recule. Le problème, c’est qu’on ne l’entend pas. Il faut, bien sûr, lutter contre le projet de l’extrême droite de préférence identitaire ; ensuite, il faut nous-mêmes apprendre quels sont nos droits.

Pour pouvoir les défendre, il faut les connaître. À la LDH, nous avons publié des fiches en ce sens. Et puis il faut exercer ses droits. Filmer lorsqu’il y a un contrôle d’identité. Agir.

Anthony Caillé La modification de la formation des policiers est inéluctable. Il faut aussi embaucher. Je rappelle qu’il y avait 144 000 policiers sous Nicolas Sarkozy. Ils sont 111 000 aujourd’hui. Il ne faut pas laisser l’institution se recroqueviller sur elle-même. Arrêter avec la politique du chiffre.

Remettre en place des missions de proximité et des missions de service au public. Réformer l’IGPN. Mettre un organe de contrôle qui ne soit pas uniquement composé de ses pairs, mais aussi de magistrats, avocats, personnes de la société civile par le truchement des associations. Et mettons un organe de contrôle complètement transparent qui rende des avis publics chaque année. Déjà, on aura fait un grand pas.

Thibaut Spriet Il faut rendre visible l’État quand il déborde et désobéit à la loi et au contrat social. Filmer, mais aussi contester tous les arrêtés anti-manifestation. La justice doit jouer son rôle quand la loi et le contrat social qui fondent notre société sont violés.


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3 réflexions sur “Debat : la sécurité

  1. laurent domergue 04/11/2023 / 17h42

    On peut toujours rêver ça ne fait pas de mal , de beaux discours dans un monde en pleine déliquescence , si cela peut rassurer tant mieux mais sans moi !

  2. Pat 04/11/2023 / 19h28

    Toujours les même recettes contre l’inflation du désordre: la violence pour riposter à la violence au lieu de s’attaquer aux racines du mal que sont la pauvreté, l’injustice et toutes les inégalités, la faiblesse de l’éducation, le manque d’espoir…tout est lié sans compter le sel que jettent sur les plaies ceux que le désordre arrange. Sans imagination ni courage, effectivement la situation continuera de s’aggraver, la liberté se restreindre et la révolte de gronder, d’exploser, ici comme ailleurs…

  3. Bernard 04/11/2023 / 21h34

    La racine du mal est bien la pauvreté et l’absence de perspective. Mais la France étant le pays le plus taxé au monde on peut difficilement envisager plus de taxes. C’est donc une réorientation du budget de l’état qu’il faut faire. D’autre part ce ne sont pas les subventions et aides sociales qui permettront une augmentation du niveau de vie. A mon sens il faut revoir notre modèle de distribution: un kilo de patates acheté 10 centimes au paysan est revendu 2 €. Interdisons de dépasser le facteur 3 il tombera à 30 centimes. Remontons le smic, et changeons les règles de la sécurité sociale: les arrêts maladie et les dépassements d’honoraires seront laissés aux assureurs, mais 100% du prescrit sera remboursé, 16 milliards en moins des arrêts maladie, 5 milliards en plus du 100%, ça laisse 11 milliards pour supprimer le déficit et améliorer les hôpitaux… De plus supprimons les subventions aux bureaux theodules les ambassades au pôle nord et au pôle sud, rendons Mayotte aux Comores, supprimons les dépenses ostentatoires, ça permettra de financer une partie des charges sur les bas salaires en recuperant 5% de tva, l’état n’ayant plus besoin que de 15% grâce aux économies. Puis baissons l’endettement en rétablissant l’ISF.
    .. il y a des solutions financières.

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