Les gouvernements cèdent aux marchés

Un gouvernement — progressiste ou réactionnaire — prend une décision qui contrevient aux préférences de la finance. Les marchés menacent, le pouvoir politique renonce, les médias applaudissent. […] Les Européens viennent de le redécouvrir : l’un des acteurs les plus influents de leurs démocraties se préoccupe peu des urnes. Son nom ? « L’investisseur ».

[…]… les taux d’intérêt pratiqués par la banque centrale d’un pays — dits taux directeurs — en organisent l’environnement économique. De ces derniers découlent la plupart des autres taux d’intérêt de l’économie, notamment ceux que les établissements privés proposent aux ménages et aux entreprises.

Lorsque la banque centrale baisse son taux directeur, elle facilite l’accès au crédit, aiguillonnant de la sorte l’investissement des entreprises et la consommation des ménages, bref l’ensemble de l’activité. […]

Pour les investisseurs en devises, le taux directeur d’une banque centrale permet surtout de calculer les profits qu’ils peuvent escompter de leurs placements. Or les spéculateurs raffolent de l’opération consistant à s’endetter dans une monnaie pour placer les fonds empruntés dans une autre devise à taux d’intérêt fort (le carry trade). […]

Dans le cadre d’une économie financiarisée, l’opération s’avère déterminante, puisque l’afflux de dollars offre l’un des seuls moyens d’équilibrer ses comptes. Ceux de la Turquie souffrent d’un déséquilibre structurel lié aux besoins énergétiques du pays : le pétrole et le gaz qu’elle consomme — et qu’elle doit faire venir de l’étranger — grèvent sa balance commerciale. Ankara dépend donc des devises charriées par les investisseurs.

[…] Dans cet affrontement, les investisseurs comptent le plus souvent sur un allié de poids : la banque centrale elle-même. Le diktat de son « indépendance » s’est désormais imposé à bon nombre des pays dont il est question ici au prétexte d’extraire la politique monétaire […]  des mains de dirigeants politiques que les processus électoraux invitaient trop souvent à souhaiter satisfaire les besoins de leurs électeurs, en facilitant l’accès au crédit (baisse des taux d’intérêt) ou en faisant tourner la planche à billets (hausse de l’inflation). […]

À partir des années 1970, et sous l’influence des monétaristes, les États cessent de se financer auprès de leurs banques centrales (un mécanisme accusé de doper l’inflation) et réduisent la fiscalité, en particulier sur les hauts revenus. Ils obtiennent donc les liquidités dont ils ont besoin auprès des investisseurs en émettant des bons du Trésor, ou obligations. Bref, des titres de la dette d’État.

Ces titres s’échangent de deux façons distinctes. Sur le marché primaire, l’État « émet » ses obligations, qui comportent un prix et un taux d’intérêt. Le prix correspond au montant prêté, le taux d’intérêt fixe la rémunération. Pour un prix de 100 euros, un taux d’intérêt de 3 % offre un gain, appelé « coupon », de 3 euros par an.

Mais rares sont les investisseurs qui souhaitent conserver leurs titres jusqu’à maturité (entre deux et cinquante ans selon les titres). L’échange avant échéance s’effectue sur le marché secondaire. Lorsqu’une obligation d’État est très demandée, le titre prend de la valeur : d’un prix d’émission de 100 euros, il passe à une valeur de 150 euros, par exemple.

Dans le cas contraire, il se déprécie. Le coupon, lui, ne varie pas. Il correspond en revanche à un pourcentage variable en fonction du prix : 3 euros représentent 3 % de 100 euros ; si le titre plonge à 60 euros, le même coupon de 3 euros équivaut à 5 % du nouveau prix. On parle alors d’une variation du taux d’intérêt : s’il s’accroît, c’est que le titre se voit boudé. […]


Renaud Lambert & Sylvain Leder – Le monde Diplomatique – Titre original : « L’investisseur ne vote pas » –Source (Extrait)