Le commerce des WC de la gare

À la gare Montparnasse, dans les toilettes publiques concédées par la SNCF à la multinationale néerlandaise 2theloo, une employée ramasse une pièce sur un comptoir.

Pour elle, c’est un cadeau laissé par un client satisfait. Pour ses managers, c’est un vol. Elle est renvoyée pour faute grave, sans indemnités. Elle porte aujourd’hui l’affaire aux prud’hommes.

C’était un pourboire, sans doute. Ce n’était rien ou pas grand-chose, en tout cas. Juste une petite pièce. Un euro tout rond. De la menue monnaie posée sur un comptoir, puis envolée, disparue. Pas vraiment le casse du siècle, ni de la prestidigitation – ou alors, pas le tour auquel on pense assister au départ. Mais, pour Sarah (1), 53 ans, femme de ménage payée au Smic et mère isolée avec deux enfants à charge, cette pièce aura coûté cher, très cher. En réalité, ce satané euro n’est pas l’objet d’un délit, mais l’arme d’un crime.

La scène se passe le 23 novembre 2023, chez 2theloo qui gère depuis 2014 une quarantaine d’établissements de ce type dans les gares françaises, dont les parisiennes. « Une entreprise bien connue de nos services », ricane un syndiqué

« Non-application de la convention collective du nettoyage, embrouilles sur les temps de travail et de pause, non-paiement des heures de nuit ou de dimanche, refus de reprendre les salariés du prestataire précédent, licenciements expéditifs… à de multiples reprises, ces dernières années, l’inspection du travail a dû intervenir, des grèves ont été déclenchées et les contentieux se prolongent souvent en justice ».

Les toilettes concédées par la SNCF à 2theloo ne sont pas gratuites : le prix a explosé d’ailleurs depuis l’arrivée du prestataire privé, il s’affiche aujourd’hui à un euro.

Tout est automatisé : les machines avalent l’argent, virtuel ou sonnant et trébuchant, qu’elles ne recracheront que sous le contrôle des managers et des transporteurs de fonds.

Bras croisés sur le torse, Sarah s’est, elle, assise, en équilibre instable sur un tabouret près de la caisse, afin de prendre une brève pause. Son collègue Mohamed, caissier sur le site et secrétaire adjoint CGT du comité social et économique (CSE), n’est pas loin. Sur le comptoir, un euro apparaît.

D’après la femme de ménage qui, sous des contrats Derichebourg puis 2theloo, trime depuis près de dix ans dans les gares, un client a laissé cette pièce en guise de remerciement pour le service. « En principe, on n’a pas le droit d’accepter les pourboires et, parfois, il faut se bagarrer pour que les clients gardent leurs sous, témoigne Sarah.

 Je me souviens d’un jour où un voyageur nous avait vraiment saccagé un WC. Ce n’était pas de sa faute, il était malade, et il tenait absolument à nous laisser un petit billet parce qu’il savait que ça allait nous retomber dessus. »

Si les pourboires sont interdits sur le papier, ils n’en restent pas moins possibles et ne doivent pas non plus finir dans la caisse à laquelle Sarah n’a de toute façon pas accès et qu’elle ne touche en aucune circonstance.

Pour la direction de 2theloo, c’est autre chose : un vol pur et simple illustrant, comme elle l’écrira quelques jours plus tard à Sarah, un « comportement » qui « constitue un manquement à vos obligations contractuelles » et qui « nuit fortement à l’entreprise ». 

Dès le lendemain, le 24 novembre, une délégation de la direction se rend à Montparnasse pour infliger une mise à pied conservatoire à sa femme de ménage, avant un entretien « préalable à une sanction pouvant aller jusqu’au licenciement ».

Les patrons agissent très vite, et l’audition se déroulera dès la semaine suivante au siège de l’entreprise, dans le 20e arrondissement parisien. « Je n’étais jamais allée au bureau, comme on appelle le siège, rapporte encore Sarah. Personne ne m’y connaissait, car je n’avais jamais posé de problème. Je n’ai jamais dit non, même quand on m’appelait à cinq heures du matin pour un remplacement de dernière minute. » Sarah s’y rend, assistée d’une élue du personnel.

Les deux salariées rapportent la même scène : un dirigeant de 2theloo leur montre sur son ordinateur une captation par une caméra de vidéoprotection qui démontre, selon lui, le vol de la pièce, mais sur le moment, il ne remet pas la main sur les images enregistrant la scène.

Peu importe, pour Sarah, le couperet tombe : le 6 décembre, son licenciement pour faute grave – sans préavis, ni indemnités de rupture – lui est notifié.

« Nous vous avons fait voir les enregistrements des caméras de vidéoprotection, lit-on dans ce courrier que l’Humanité s’est procuré. Les vidéos ont permis clairement de vous identifier en train de prendre une pièce de monnaie de la caisse. Vous vous êtes justifiée en changeant plusieurs fois de version, puis en attestant qu’il s’agissait d’un pourboire donné par un client. »

[…]À plusieurs reprises, Sarah et les représentants syndicaux de 2theloo ont réclamé ces images, comme les y autorise la législation, sans succès.

Une fois le licenciement prononcé, la direction de 2theloo a montré beaucoup moins de diligence vis-à-vis de Sarah : quatre mois plus tard, elle vient à peine de recevoir les attestations indispensables pour s’inscrire au chômage, et il a fallu que l’inspection du travail intervienne pour rappeler l’entreprise à ses obligations. […]

Chez 2theloo, l’histoire de Sarah n’est pas du tout un incident isolé. Son renvoi sans autre forme de procès survient après une vague de neuf licenciements économiques – juste en dessous du seuil légal déclenchant des obligations en matière de Plan de Sauvegarde de l’Emploi (PSE) –, en septembre 2023. […]

Mais, derrière cette affaire de pièce escamotée ou non, ce qui est en jeu, fondamentalement, c’est bien le potentiel détournement des moyens de vidéoprotection aux fins de surveiller et punir les salariés chez 2theloo. Un aspect sur lequel la direction de l’entreprise s’est gardée de répondre.

En 2021, dans un arrêt rendu pour une salariée licenciée pour faute lourde par la même entreprise dans les mêmes circonstances, la cour d’appel de Paris s’était déjà « interrogée sur la source des captations d’images », pointant l’absence d’autorisation préfectorale pour le système en place dans les toilettes.

Dans un courrier envoyé début mars, Richard Bloch demande au bureau dédié de la préfecture de police de Paris de lui communiquer les autorisations encadrant l’usage des dispositifs chez 2theloo. « J’ai toutes les raisons de penser que cette installation de vidéoprotection n’a fait l’objet d’aucune autorisation de vos services », écrit-il. […]


Thomas Lemahieu. Source (Extraits)


  1. Le prénom a été modifié.
  2. 2theloo – traduction (« Aux toilettes », en anglais) -, multinationale néerlandaise qui a prospéré avec un concept de « boutiques-toilettes » dans certaines gares.

Une réflexion sur “Le commerce des WC de la gare

  1. tatchou92 17/04/2024 / 16h05

    Lamentable comédie.. quelle petitesse d’esprit, quel mépris, combien de pauvres agents victimes de telles manoeuvres scandaleuses, nauséabondes de chefaillons lèches-bottes, qui ne méritent que le mépris et ..la porte : dehors !!

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