« Es-tu sûr que nous nous reverrons ? »

Avertissement : l’article qui suit n’est pas destiné à vous faire sortir les «Kleenex». Il décrit simplement une situation parmi tant d’autres.
À titre personnel je pense que il n’y a aucune raison – ni militaire ni civile – permettant aux gouvernements israéliens de poursuivre un génocide dans la bande de Gaza. MC

C’est une plongée dans le chaos, la tristesse et la souffrance que l’écrivain palestinien Atef Abu Saif a documentée, quotidiennement, du premier jour de la guerre à sa sortie de la bande de Gaza, le 29 décembre 2o23.

Un témoignage que nous avions publié dans nos pages (1) et qui constitue aujourd’hui un livre important, « Don’t Look Left. A Diary of Genocide », (Comma Press, mars 2024), disponible uniquement en anglais.

Atef Abu Saif connaît bien l’enclave : il y est né, dans le camp de réfugiés de Jabaliya, et y a vécu jusqu’en 2019, quand, devenu ministre de la Culture de l’Autorité palestinienne, il est parti vivre en Cisjordanie.

Le 7 octobre 2023, lors de l’attaque surprise du Hamas sur Israël qui a tué 1 200 personnes, il rendait visite à ses parents, accompagné de son fils de 15 ans, Yasser. Tous deux sont restés bloqués trois mois au coeur de la violente riposte israélienne qui a provoqué la mort de plus de 33 000 Gazaouis, selon le ministère de la Santé du Hamas.

Depuis sa sortie de Gaza, c’est de Cisjordanie, où il a retrouvé son épouse, que l’écrivain raconte à distance la difficile survie des siens dans l’enclave et l’angoisse permanente de ceux qui, comme lui, à l’extérieur, sont minés par un insupportable sentiment d’impuissance.


Extraits des dernières pages, inédites, de son journal.


Ma belle-mère est décédée le 29 février 2024 dans sa tente à Rafah. La nuit précédente, mon frère Ibrahim m’a appelé pour me dire qu’il fallait l’hospitaliser. Elle ne pouvait plus résister au froid et à la douleur. Au cours des deux dernières semaines, sa peau semblait se décomposer, et de grandes taches rouge sang avaient commencé à apparaître sur tout son corps.

Ma femme, Hanna, a pleuré toute la nuit. Il est impossible d’exprimer à quel point nous nous sommes sentis désemparés cette nuit-là, impuissants, paralysés.

Hier matin, Ibrahim a téléphoné pour dire que la fin approchait. Hanna a essayé de lui parler au téléphone. On pouvait à peine entendre sa voix. Elle disait juste : « Je veux dormir, je veux dormir. » Le médecin [de l’hôpital Abu Yousef al-Najjar] àqui on a décrit ses symptômes a dit qu’il fallait la faire admettre dans le service de soins intensifs.

Mais pas moyen de trouver un lit dans cette unité submergée par les blessés graves, victimes des bombes, des balles et des obus. Les patients sont allongés parfois à même le sol, jusque dans les allées derrière l’hôpital, tant celui-ci est surpeuplé.

Elle est morte ce matin. Son corps a été enterré dans un cimetière de Rafah. Mais, avant, les membres de la famille sont venus dans le nouveau camp de réfugiés de Tel al-Sultan lui rendre un dernier hommage.

Cette femme de 76 ans, qui avait été contrainte d’évacuer sa maison de Jabaliya, dans le nord de Gaza City, et de partir vers le sud il y a trois mois, est morte dans une tente.

D’une certaine manière, c’est logique. Elle a commencé sa vie dans une tente, ses parents ayant été contraints de fuir leur ville, Majdal, pour Gaza. Elle a passé les cinq dernières semaines de sa vie sous une tente. Je me souviens encore de son poids, de la sensation de sa peau lorsque j’ai porté son corps affaibli au moment de traverser le point de passage militaire israélien au nord du Wadi [vers le sud de la bande de Gaza].

Elle a beaucoup souffert pendant cet exode, nous devions tous continuer à avancer, les soldats hurlaient, menaçaient de tirer si nous nous arrêtions pour reprendre notre souffle. Yasser poussait son fauteuil roulant tandis que, marchant à côté d’elle, je soutenais son corps frêle pour le maintenir droit dans le fauteuil.

Trois semaines après notre départ [vers le sud], nous avons appris que sa maison avait été touchée par un obus israélien. Les chars entraient dans le camp de Jabaliya. J’ai essayé de lui dire qu’elle devait s’estimer chanceuse – chanceuse de ne pas avoir été là. Elle a hoché la tête en disant : « Aucun d’entre nous ne sait quand et où il mourra. »

Cela fait maintenant cent cinquante jours que tout a commencé, et la guerre ne finit pas. Lorsque j’étais à Rafah, tout le monde était convaincu que l’armée israélienne allait envahir la ville. Tous les soirs, nous discutions des différents scénarios possibles. Certains essayaient de se rassurer en affirmant qu’il est impossible d’envahir Rafah avec le million de personnes qui y vivent.

Aujourd’hui, deux mois et demi plus tard, les gens se posent toujours la même question. Comme aux premiers jours, personne n’a la réponse. Ça, c’est Gaza depuis le 7 octobre : on ne sait absolument rien.

Y aura-t-il une trêve ? Les négociateurs parviendront-ils à un accord ? C’est un espoir si mince – quelques jours sans massacre. Mais même cela est hors de notre portée.

On dirait que la seule chose qui compte, c’est que des pourparlers aient lieu. Les parties discutent, et le monde est content. Peu importe qu’elles ne parviennent jamais à un accord, une trêve. Tout le monde est occupé à spéculer, à palabrer, à attendre la trêve qui, comme Godot, n’arrive jamais

Dans ce genre de situation, la mort est perçue comme un cadeau, un soulagement. Pour Hanna, sa mère a eu la chance d’être enterrée dans une tombe digne de ce nom, entourée d’une foule d’amis venus lui rendre hommage. C’est ce qu’on appelle « avoir de la chance » à Gaza.

La maison de mon père

Ça fait plus de quatre-vingt-dix jours que je n’ai pas parlé à mon père. Sa voix me manque. Nos conversations me manquent. Je l’ai vu pour la dernière fois le matin de mon départ du camp de Jabaliya, lorsque je me suis dirigé vers le sud. J’ai tenté de le convaincre de m’accompagner, il a refusé. Pour lui, ça n’avait pas de sens de partir si loin juste pour échapper aux bombes des Israéliens. Il a souri et a dit que, même s’il le voulait, sa santé ne le lui permettrait pas.

Lorsque mon père est né, en 1951, ses parents n’avaient pas de maison. Le camp de réfugiés de Jabaliya, situé au nord de Gaza City, venait d’être créé. Ses parents, qui avaient fui Jaffa en 1948, y avaient trouvé refuge. Après deux ans sous la tente, ils ont envisagé de construire une maison d’une pièce, en briques. Ça n’avait rien d’une maison au sens habituel. Plutôt un produit de ce moment de l’histoire où mon père est né.

Adolescent, mon père a aidé ses parents à améliorer la maison, y ajoutant de nouvelles pièces, dont sa propre chambre, et essayant de lui donner une pérennité, malgré la nature temporaire du camp.

Mais il y a trois mois, la maison a été détruite par les Israéliens. Tout ce que mon père a accompli dans sa vie a disparu. Le lendemain, il a passé trois heures à ramasser en pleurant des débris de ce qu’il avait construit brique par brique. C’était comme si les larmes de sa perte s’étaient mélangées à la sueur qu’il avait versée il y a des décennies.

Dans cette maison, j’ai découvert la plus belle bibliothèque de ma vie. Dans sa chambre, mon père avait installé deux étagères où il conservait 90 livres. C’était mon trésor, les fondations de mon apprentissage. C’est dans cette bibliothèque que j’ai appris à lire, que j’ai commencé mon voyage à travers la littérature, l’histoire et les sciences humaines. Elle me semble toujours infiniment grande, bien que j’en aie vu depuis des bien plus imposantes.

Lorsque sa maison a été détruite, en décembre, mon père a dû emménager chez un cousin avec d’autres membres de la famille. Après cent jours de guerre, il est devenu incapable de se tenir debout. On me dit qu’il ne prend qu’un repas tous les deux jours et passe parfois une semaine entière sans pain. Il doit maintenant utiliser des couches. Ma soeur me dit qu’il présente des symptômes de la maladie d’Alzheimer. Comme pour tant d’autres, sa vie est un voyage à l’arrêt, une équipée qui ne mène nulle part, une impasse qui commence et se termine dans le camp. Il est né sans maison et il meurt sans maison.

Le « premier né » d’Ahmad

Je ne peux pas m’autoriser à arrêter de penser à tous ceux que j’ai laissés derrière moi. Fin décembre, lorsque j’ai franchi la frontière égyptienne à Paf ah, mon frère Ibrahim m’a demandé : « Es-tu sûr que nous nous reverrons ?» J’ai dû prétendre que j’en étais absolument certain.

Depuis, je n’ai pu que suivre de loin les nouvelles de mon pays de naissance, et frissonner lorsque les noms de mes amis, mes voisins ou mes parents apparaissent. Je vois les visages derrière les noms. Souvent, j’ai envie de pleurer, de hurler. La liste ne cesse de s’allonger. Bientôt, il ne me restera plus aucun ami.

Lorsque nous perdons un être cher, c’est toujours comme si c’était la première fois. La dernière fois que cela m’est arrivé, c’est lorsque j’ai lu le nom d’Ahmad Kahlout, un jeune voisin écrivain. Ahmad avait créé un groupe littéraire pour encourager les nouvelles écritures et l’avait baptisé du nom du grand poète Mahmoud Darwich.

Le corps d’Ahmad, abattu, a été retrouvé dans une rue du nord de Gaza. Je l’avais vu fin octobre. Il était déprimé : son premier roman devait paraître en décembre, mais personne ne savait plus quand ce serait possible.

Il a voulu se montrer optimiste : « Bien sûr, tu devras venir au lancement. » Il y a eu un silence, avant qu’il ajoute : « Je veux dire : quand la guerre sera finie. » Ahmad est mort sans avoir vu naître son « premier né », comme il appelait sa première oeuvre.

Ahmad est mort, et la guerre fait toujours rage. Deux semaines avant sa mort, il a décrit sur Facebook son arrestation avec des centaines d’hommes, comment il a été filmé en sous-vêtements, humilié par les soldats. Il a posté une photo le montrant assis en sous-vêtements dans la rue avec les autres détenus, entourés de soldats.

J’ai passé de nombreux appels et envoyé de nombreux messages à des amis communs pour savoir s’ils possédaient le manuscrit de son roman. J’ai toujours reçu la même réponse : « Quand la guerre sera finie, nous verrons. » Aujourd’hui, j’ai le sentiment d’une promesse à tenir vis-à-vis d’Ahmad : faire en sorte que son roman soit publié.


Atef Abu Saif. Le Nouvel Obs n° 3106. 11/04/2024


(1) « L’Obs » n° 3086,23 novembre 2023.
Texte traduit de l’anglais par Ursula Gauthier et Céline Lussato.


Une réflexion sur “« Es-tu sûr que nous nous reverrons ? »

  1. tatchou92 17/04/2024 / 16h42

    Merci pour cette belle, triste, et réaliste publication qui conforte la nécessité de cesser immédiatement l’inacceptable, et la solidarité envers les innocentes victimes, dont des milliers d’enfants et de mères..

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