L’Église et ses victimes…

Deux commissions sont chargées, depuis 2021, de dédommager les 330 000 enfants abusés par des prêtres entre 1950 et 2020. Moins de 1 300 cas ont été réglés, souvent les plus médiatisés.

Luc Gemet ne réclame pas l’aumône. Le 5 avril en visioconférence, cet homme violé dans son enfance par le prêtre Louis Ribes espère convaincre Marie Derain de Vaucresson, la présidente de l’Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation (Inirr), qu’une vie gâchée vaut davantage que 55 000 euros, la somme qui lui a été proposée le 20 mars, soit 5 000 euros de moins que le montant d’indemnisation maximal officiel.

Le sexagénaire coche pourtant toutes les cases du barème de 1’Inirr : il a été agressé par un prêtre de l’âge de 8 ans jusqu’à ses 15 ans, au vu et au su de l’institution. Le rabais serait dû à l’« absence d’échanges directs » entre lui et la commission, qui aurait empêché d’évaluer ses séquelles.

Un comble pour celui qui n’a cessé de raconter son calvaire dans la presse et qui a multiplié les entretiens auprès de l’Inirr. Lanceur d’alerte dès 2021, Luc Gemet a aussi encouragé des dizaines de victimes du père Ribes à demander des comptes à l’instance. Le 5 avril, son fils a dû se fâcher pour que la présidente, après lui avoir raccroché au nez, décide in extremis de porter la réparation financière à 60 000 euros. Un sacré marchandage !

La crise sur le catho

En octobre 2021, la commission Sauvé a établi que plus de 330 000 enfants avaient été agressés au sein de 1’Église entre 1950 et 2020. Ses travaux ont débouché, en novembre 2021, sur la création de deux organismes chargés d’indemniser les victimes. L’Inirr « répare » les violences commises par des prêtres diocésains et des laïques en mission. Sur 1 426 demandeurs, 602 personnes ont vu, à ce jour, leur cas examiné. La Commission reconnaissance et réparation (CRR) se concentre, elle, sur les crimes perpétrés dans les congrégations et les instituts religieux ; elle a instruit 695 demandes sur 907 dossiers.

Violé entre 8 ans et 11 ans par un prêtre missionnaire, Arnaud Gallais, ex-membre de la Commission indépendante sur l’inceste (Ciivise) et cofondateur de trois associations de défense des enfants, est, quant à lui, un poil à gratter pour le clergé. En novembre 2022, la Conférence des religieux et religieuses de France l’a mis en relation avec la CRR. À six reprises, il a fait devant elle le récit de son martyre.

A la fin, il a dû se rendre à la congrégation des salésiens de Don Bosco, dont est issu son bourreau, pour signer le protocole d’accord de son indemnisation. « J’ai failli être hospitalisé et me foutre en l’air », raconte-t-il. Ses 60 000 euros, le « prix du silence », il les a touchés en trois virements. « Les 60 000 euros proviendront bien de l’argent que nous, les religieux d’aujourd’hui, gagnons par notre travail ou nos pensions », ont insisté les hommes en soutane auprès du plaignant pour bien le faire culpabiliser. Pour être indemnisé correctement, mieux vaut pouvoir se prévaloir d’une petite aura… cathodique.

En janvier 2023, « Complément d’enquête » (France 2) révèle qu’une femme, violée plus de 100 fois par trois prêtres de ses 18 mois à ses 13 ans, s’est vu gracieusement offrir par la CRR les frais vétérinaires à vie… pour son chien ! Une proposition des plus décoiffantes, mais un poil radine.

Épinglée pour ses mauvaises manières, la Commission, pas chienne, a finalement signé un chèque dépassant le plafond officiel — la preuve que des exceptions sont possibles —, à la condition que la plaignante reste discrète et ne forme aucun recours.

Annick Moulin, reconnue victime du père Ribes par son diocèse, s’est, elle, signalée à l’Inirr le 14 juillet 2022. Depuis, elle n’a pas eu de nouvelles. « Ça fait des mois que je me demande quand il faudra que je me replonge dans ces horreurs », confesse-t-elle.

Yolande du Fayet de la Tour, la présidente du collectif De la parole aux actes, qui regroupe des victimes de l’Église, a déposé son dossier à l’Inirr en août 2023. On l’a avertie qu’il ne serait pas étudié avant décembre 2024. « Les deux commis­sions sont injustes, inégalitaires et maltraitantes par leurs délais et leurs comportements, dénonce Fayet de la Tour. Les victimes isolées sont ignorées, et il faut aller au combat pour être indemnisé. » « Elles protègent l’Église en donnant des miettes à ceux qui les quémandent », appuie Arnaud Gallais.

Charité mal ordonnée

« Les évêques ont refilé le bébé aux bénévoles, qui sont saturés de dos­siers jusqu’à la nausée », se plaint une victime. « On ne fait pas des miracles. On fait ce que l’Église n’a pas fait pendant des années », se défend Marie Derain de Vaucresson. Le 6 novembre 2020, le Comité des droits de l’enfant de l’ONU avait exigé du gouvernement un rapport sur les violences sexuelles du clergé et les sanctions que l’État envisageait. Le rapport Sauvé a bien décrit les violences, mais les sanctions, elles, se font toujours attendre. La CRR et l’Inirr, émanations de l’Église, limitent les dépenses.

A croire qu’elle n’est, finalement, pas très charitable…


Fanny Ruz-Guindos. Le Canard enchaîné. 24/04/2024


Une réflexion sur “L’Église et ses victimes…

  1. bernarddominik 02/05/2024 / 18h23

    Il ne faut pas confondre des chiffres obtenus statistiquement par extrapolation de victimes déclarées. Il y a potentiellement 330000 victimes, la plupart inconnues sans compter celles qui ne le savent pas, mais ce qui compte ce sont les victimes nominatives. Il n’y aura pas de miracle, même si dans notre civilisation le pardon s’achète.

Rappel : Vos commentaires doivent être identifiables. Sinon ils vont dans les indésirables. MC