La jeunesse et la Gôche…

C‘est le débat rêvé pour réveiller un dîner moribond.

Le sujet dans l’air sur lequel chacun a un avis tranché, la promesse d’une belle embrouille avant le dessert : « Et vous, vous vous sentez plutôt universaliste ou plutôt woke ? »

Posé autrement : « Sur les grandes questions qui secouent la société, l’humanisme des Lumières reste-t-il votre référence ou vous diriez-vous solidaire du combat des minorités contre les discriminations liées au genre, à la race, à la préférence sexuelle, au handicap… ? »

À droite, le débat est plié : LR et le RN, sont vent debout contre ces hordes anti-racistes, féministes et décoloniales qui menacent « la France de toujours » de décomposition ; et Emmanuel Macron, dès 2021, se positionnait « du côté des universalistes », affirmant ne pas se reconnaître « dans un combat qui renvoie chacun à son identité ou son particularisme ».

Pour ces gardiens du temple humaniste, le monde se divise donc en deux catégories de citoyens, s’amusent Julien Suaudeau et Mame-Fatou Niang dans un essai précieux, Universalisme (Éd. Anamosa, 2022) :« Côté universaliste, les garants de l’unité et de l’indivisibilité de la République, esprits sages et éclairés par les immortels rayons des Lumières ; côté obscur, un ramassis de profiteurs, d’irresponsables et de manipulés qui fracturent la communauté nationale en important en France des thématiques et des concepts jugés totalement étrangers à notre histoire. »

Et à gauche ?

La migraine s’installe. Uni face aux attaques souvent caricaturales des « anti-woke », le camp du progrès se montre moins serein lorsqu’il s’agit de définir une vision claire, un programme lisible qui sachent intégrer les revendications minoritaires sans jeter l’eau du bain universaliste.

Les fissures se creusent entre les héritiers d’une philosophie morale et politique « globalisante », attachée aux concepts de 1789 — égalité, liberté d’expression, droits de l’Homme… —, et une génération qui entend « déconstruire » cet universalisme parce qu’il a largement failli.

Au sein de la gauche française, les divergences d’approche du monde et des autres étaient déjà flagrantes, notamment sur la laïcité. Avec les tragédies proche-orientales, elles sont devenues béantes, comme en témoignent les réactions très vives aux récents propos de la philosophe américaine Judith Butler, précurseuse de la théorie du genre, qualifiant l’attaque du Hamas d’« acte de résistance armée ».

Rassembler milieux populaires et populations “racisées”

La réconciliation, voire l’une de ces fameuses « synthèses » dont le PS d’antan s’était fait une spécialité, est-elle encore possible ? « C’est un énorme défi pour la gauche, répond le politiste Rémi Lefebvre, auteur de Faut-il désespérer de la gauche ? (Éd. Textuel, 2022).[…]

Drapée dans ses glorieux principes, la République s’est lancée la conscience tranquille dans son entreprise coloniale criminelle. Ivre de ses « droits de l’Homme », elle n’a cessé d’assigner aux femmes un rôle subalterne à la maison comme au travail… Et la liste de ses manquements est longue.

Un décapage s’imposait, pour en finir avec cet universalisme fantasmé, rappelle Réjane Sénac dans son essai Radicales et fluides (Éd. Presses de Science Po, 2021) : « Ce que demandent les militantes et militants dénonçant les injustices contre les minorités sociales, ce n’est pas la reconnaissance identitaire mais la reconnaissance des discriminations qu’ils subissent. »

  • Qu’il faille rallumer les Lumières — et même changer les interrupteurs — est indiscutable.Mais ensuite ?
  • Comment passe-t-on d’une liste de revendications légitimes, mais fragmentaires, à un horizon commun ?
  • Penser qu’on peut construire un projet collectif — et surtout fécond — autour du ressenti des victimes de discriminations, n’est-ce pas illusoire ?
  • Les mobilisations contemporaines affichent « une constante qui les distingue des utopies révolutionnaires passées, prévient le philosophe Francis Wolff : on se rebelle contre quelque chose, on ne se mobilise pas pour quelque chose ». Et le rêve d’émancipation collective a « éclaté en une multiplicité dispersée de désirs [de] moins d’injustice, de misère, de corruption, d’arbitraire, de ségrégation, de répression, etc. », moralement justes, sans doute, mais difficiles à réunir sous un chapiteau politique commun.

Il y a pourtant urgence. Partout en Europe un spectre menace la démocratie : la montée des extrêmes droites. Or, « dans le mano a mano des luttes identitaires — minorités d’un côté, nationalistes de l’autre —, les seconds sont sûrs de l’emporter. Leurs discours réacs sur “la France éternelle” et “l’Europe submergée par les migrants” rassemblent un auditoire bien plus large, hélas, que les mobilisations fragmentées », fait remarquer un autre philosophe. D’où l’importance d’un front commun. Reste à savoir si les luttes minoritaires, dont on a bien compris qu’elles n’étaient pas solubles dans l’universalisme, pourraient tout de même se pacser avec un universalisme revisité. En six mois, pas moins de quatre ouvrages ont été publiés sur le sujet, preuve que la question titille… et que la réponse n’est pas évidente.

[…] En s’attaquant aux murs porteurs de la philosophie des Lumières, le « séparatisme identitaire » obtient le résultat inverse de ce qu’il cherchait : une société moins juste et promise à l’hostilité mutuelle de tous les groupes minoritaires. Aux États-Unis dès à présent, « et l’Europe suivra ».

Face à la vague nationaliste, il y a urgence

Question : à partir de quand certaines luttes deviennent-elles contre-productives, voire « autophages » — le droit et la démocratie se retournant contre eux-mêmes dans un périlleux chamboule-tout de cultures victimaires ? Où finit la déconstruction, où commence la construction ? […]

Ici, un professeur d’université (de gauche) raconte son vertige lorsqu’un débat a été ouvert — et fort heureusement vite refermé — dans son département d’enseignement pour décider si les pots organisés entre collègues au bar du coin ne seraient pas « discriminants pour les professeurs ou étudiants musulmans, puisqu’on y boit de l’alcool » ; là, une militante féministe et environnementale s’avoue déchirée entre sa conviction que la lutte contre le sexisme et les discriminations n’a jamais été aussi nécessaire et le fait que « les événements du 7 octobre, puis la guerre effroyable qui a suivi, ont complètement transformé la donne ». […]

Ne manquent plus que les réseaux sociaux pour donner aux débats une importance délirante et délétère : J.K. Rowling mérite-t-elle vraiment de se faire assassiner sur X pour sa supposée transphobie ? Certains impensés de gauche écorchent les yeux. Faire semblant de les ignorer, « c’est laisser traîner un éléphant dans la pièce, prévient Rémi Lefebvre. Un éléphant qui fait le bonheur de l’extrême droite et pourrait faire de gros dégâts lors des prochaines élections. »

Polliniser les projets d’émancipation universalistes grâce aux luttes minoritaires. Teinter ces dernières d’une touche d’universel. Autrement dit, maintenir un rapport critique aux institutions mais « ne pas [le] confondre avec la tentation de détruire les liens invisibles qui constituent la trame de toute vie en commun », comme le résume justement Alain Policar. Et tout cela avant que la vague nationaliste n’inonde la France comme elle a submergé nombre de pays européens. […]

Bruno Perreau s’interroge sur les mécanismes propres à ces luttes, pour savoir comment elles pourraient fonder une politique d’émancipation collective.

Julien Suaudeau et Mame-Fatou Niang, répondent sans cacher leur sentiment d’urgence, en avançant l’idée d’« hospitalité républicaine » : « Unifier le temps majoritaire et le temps minoritaire est le grand défi français des décennies à venir. Entre l’immobilisme et la table rase, un chemin étroit existe. Il nous appartient de l’ouvrir par le dialogue, loin des calculs politiciens, du brouhaha médiatique, des fantasmes de guerre civile qui entérinent jour après jour l’idée d’une France irréconciliable, fracturée entre « eux » et « nous ». Cette hospitalité républicaine — accueillir l’autre et ses points de vue divergents dans ma vision du monde — n’est pas seulement une opportunité : elle est la responsabilité historique de notre génération. »


Olivier Pascal-Mousselard. Télérama. Source (courts extraits)


Une réflexion sur “La jeunesse et la Gôche…

  1. bernarddominik 12/04/2024 / 9h06

    La gôche, pour moi la seule gauche c’est le pcf et lfi, le ps l’a abandonnée depuis longtemps. Reste à convaincre cette vraie gauche que l’économie est au cœur de ce qui devrait être son action car distribuer une monnaie sans valeur c’est le miroir aux hirondelles. D’autre part pour augmenter le rendement des impôts c’est d’abord mesurer correctement les profits et donc changer les règles comptables du bénéfice. Malheureusement les économistes atterrés qui sont les raisonneurs creux confondent le capital accumulé par les retraités, souvent devenus petits propriétaires, avec les fortunes colossales accumulées par les propriétaires du cac40 et des gafa.

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