Perfection

Vue sous un certain angle, à certains moments, toute personne est laide.

Laide, cela veut dire que ses lignes de force s’unissent brusquement pour se décomposer, comme si la mort, celle dessinée ou peinte par Goya, entrait dans la vie et, tel un usurier, demandait un intérêt exorbitant sur le prêt. La mort est rarement invitée, l’énergie s’inverse. Tout ce qui dans le visage relevait de la joie, du plaisir, de l’élan, de la souplesse, devient soudain leur contraire : une caricature mauvaise, hargneuse, à la fois raide et avachie du repos ; une sorte d’insoumission misérable au destin.

Nul n’échappe à cette inversion des réacteurs ; à cet atterrissage en catastrophe, sur le visage, de la chair et des tensions musculaires. C’est comme un outrage à l’enfance. On sait probablement que l’on aime une personne lorsqu’on l’aime en le surprenant dans cet état. Les sentiments qu’il nous inspire viennent à son secours. Ils luttent contre le vampire qui tente, sous nos yeux, de s’emparer de lui.

Je me faisais cette réflexion, certes banale, en observant les félins empaillés dans la splendide exposition que leur consacre, à Paris, le Muséum national d’histoire naturelle (l). Qu’ils soient au repos ou en action, ils sont beaux. Ils se répartissent en 38 espèces et ne semblent pas connaître cet état intermédiaire où la mort vient inopinément saluer la vie.

C’est peut-être pour cela, au-delà même de toutes les chasses et les destructions, qu’ils sont en voie de disparition. L’homme ne veut pas, sur terre, d’une telle et inconsciente perfection. Il finira probablement seul et sa laideur, bien avant la mort, l’envahira. Il n’y aura évidemment personne pour empailler, contempler et admirer ce liquidateur bruyant, de masse, trop souvent hideux.

L’homme ne veut pas d’une telle et inconsciente perfection

Les scientifiques et les taxidermistes ont créé dans la Grande Galerie de l’évolution du Jardin des Plantes, dans un clair-obscur annoncé par les bruits de la forêt, de la savane, un ballet d’animaux dont la vie est à l’arrêt, sur des socles ou en l’air, et je me demandais, en observant ce lynx ibérique, ce jaguarondi, ce lion, ce guépard, ce jaguar, ce chat des sables, ce léopard, cette panthère des neiges, ce chat marbré, cette panthère nébuleuse, ce chat ganté, ce lynx du Canada, ce tigre, si un magicien n’allait pas les réveiller puis, après un dernier regard, nous faire disparaître, nous les visiteurs, avant extinction.

Le rêve de la proie, c’était peut-être nous qui l’habitions. Des écrans tactiles et des panneaux interactifs informent sur les capacités physiques, les mœurs, les habitats, les menaces de plus en plus irréversibles qui pèsent sur ces bêtes admirables et, mis à part les lions, solitaires. Le clou du spectacle est double : un léopard attaquant des impalas (la composition vient de Grenade), un caracal sautant à une hauteur prodigieuse (il peut s’élever jusqu’à 2 m) pour attraper une pintade en vol.

Le caracal ressemble à un lynx, avec sa queue courte et ses oreilles qui culminent en plumeaux, mais il n’appartient pas à la même espèce. Son nom vient du turc karakulak, qui signifie « oreilles noires ». Tout acrobate ne peut qu’envier sa formidable torsion en extension, son sens de l’équilibre et sa grâce de prédateur en apesanteur. Il est éteint dans certaines régions, en danger critique au Maroc. Il faudrait pouvoir écrire un texte comme il chasse, en s’élevant vers sa proie, entre ciel et terre, puis en retombant sur ses pattes avec elle, encore vivante, prête à nourrir le récit.


Philippe Lancon. Charlie Hebdo. 29/03/2023


  1. « Félins », jusqu’au 7 janvier 2024.