Faut-il vous l’envelopper ?

Au hasard des pages…

Alors que nous commencions à dîner, l’allocution du président de la république débuta.

Il va nous couper l’appétit, dit Chérif.

Pendant 45 minutes le président discourut avec vigueur et solennité. Il commença par évoquer la profonde tristesse que lui avait inspirée la mort [d’une ressortissante]. Puis il philosopha sur la cruauté du destin et sur la tragédie de mourir jeune. Enfin, il présenta ses condoléances à la famille de la disparue. Et c’est seulement ensuite qu’il s’engagea sur le terrain politique, où le peuple attendait des solutions rapides, tangibles et efficaces contre la crise. Le sphinx annonça des myriades de mesures, réajustements et réformes. L’heure des chantiers essentiels était venue, il entendait la colère et la détresse, il ne fallait pas qu’il y ait d’autres morts, sa priorité allait à la jeunesse, etc.

[…]

Alors qu’il en arrivait à sa conclusion, Chérif coupa le son du téléviseur.

Nos dirigeants nous parlent de derrière un écran, une vitre qu’aucun son ne traverse. Personne ne les entend. Ça ne changerait rien si on les entendait. On n’en a plus besoin pour savoir qu’ils ne disent pas la vérité. Le monde derrière la vitre est un aquarium. Nos dirigeants, par conséquent, ne sont pas des hommes mais des poissons : des silures, des brochets, des morues, des poissons clowns. Et beaucoup de requins, bien sûr. Mais le pire quand on regarde leurs visages de poissons, c’est qu’il semble nous dire : à notre place, vous ne feriez pas mieux. Vous décevriez comme nous décevons

[…] Chérif éteignit la télé au moment où le drapeau de la nation flottait glorieusement devant nous. À chaque incendie, dit-il, il rapplique avec ses petits seaux pour s’attaquer au feu qu’il a lui-même allumé. […] … Mais, nous savons, et lui-même le sait, que ça n’éteindra pas le feu. Son seau est vide. C’est-à-dire plein de mensonges. Et les imbéciles gobent.

[…] Ce sont les annonces comme celle qu’il vient de faire pour calmer les gens qui enfoncent ces mêmes gens dans la merde. Il n’y a plus de différence ou d’alternance entre une carotte et un bâton : notre carotte et aussi notre bâton. […]

J’ai toujours condamné ceux et celles qui se laissaient aller à la facilité de cette maxime : les peuples en les dirigeants qu’il mérite. Ou sa variante : les peuples ont des dirigeants à leur image.

Ça m’a toujours semblé être d’un mépris facile pour le peuple et d’une complaisance impardonnable pour certains dirigeants égoïstes et cruels. « Les crimes de ceux qui mènent ne sont pas la faute de ce qui sont menés », a écrit Victor Hugo quelque part, je ne me rappelle plus où.

Je commence à penser que les gens qui font de dirigeants médiocres le reflet de leur peuple n’ont pas tort. Je regarde nos compatriotes et je me pose la question : méritons vraiment mieux ? Nous sommes aussi un banc de poissons.

Que fait-on individuellement, collectivement, pour mériter mieux que des figures politiques immorales, involucrées ?


Extrait du livre : « la plus secrète mémoire des hommes ». Mohamed Mbougar Sarr — Page 360/362