Formulation inconnue: l’ascenseur sociale.

 […] Contrairement aux années 1960, où le rapport de forces salarial était plus favorable aux ouvriers, il est devenu presque impossible de se projeter sereinement dans l’avenir sans titre scolaire. Une des sources de la colère sociale ?

[…] « L’ascenseur social fonctionne moins bien aujourd’hui qu’il y a cinquante ans », déclarait le président de la République française Emmanuel Macron en déplacement à Nantes pour annoncer la refonte de l’École nationale d’administration (ENA) (1).

Dans sa formulation initiale, l’« ascenseur social en panne » ne désignait ni l’entre-soi des élites ni la fermeture sociale des grandes écoles. [Cette formulation que nous devons à], M. Madelin dénonçait les obstacles à la liberté d’entreprendre, liés d’après lui aux pesanteurs bureaucratiques et à l’« égalitarisme » de la gauche.

Issu d’une famille modeste (père ouvrier, mère dactylographe), le futur président de Démocratie libérale et ex-membre dans les années 1960 du groupuscule d’extrême droite Occident rêvait d’une France de self-made-men et de capitaines d’industrie suivant le modèle de croissance adopté par les États-Unis.

Il réactivait ainsi le thème de la « société bloquée », porté un quart de siècle plus tôt par le sociologue Michel Crozier — très libéral, lui aussi.

La métaphore de l’ascenseur connaît [un autre developpement] sous la gauche plurielle (1997-2002)  […] elle devient un lieu commun désignant plus directement l’incapacité du système scolaire à lutter contre les inégalités sociales et, de plus en plus, l’étroitesse du recrutement des grandes écoles.

Pour les socialistes, il s’agissait de reconnaître l’ampleur de problèmes tels que la reproduction sociale et l’endogamie des élites, résumés par la métaphore sans utiliser les gros mots de « classes sociales » et de « domination ».

 […]

À partir des années 2000, la « panne de l’ascenseur social » s’étend progressivement à l’ensemble du champ politique. Entre marronnier médiatique et thème de campagne, on la retrouve au cœur du discours de M. Nicolas Sarkozy en 2007 et de M. Macron dix ans plus tard.

Mais cette idée s’est installée sur fond de malentendu. Si les débats récurrents sur la méritocratie à la française paraissent souvent si faussés, c’est qu’ils confondent deux phénomènes en réalité distincts.

En se focalisant sur le sommet de la pyramide, on laisse dans l’ombre sa base.

Il est question d’« ascenseur social » pour désigner le faible nombre d’enfants de milieux populaires accédant aux grandes écoles et aux positions de pouvoir, plus souvent que pour évoquer les chances de mobilité professionnelle du tiers de la population le moins diplômé.

Une recherche aujourd’hui oubliée

Cette confusion, combinée à une représentation idéalisée des « trente glorieuses », a nourri le mythe d’un âge d’or méritocratique. « Autrefois », les grandes écoles auraient récompensé tous les talents et les efforts sans distinction d’origine ou de fortune. Des figures d’anciens boursiers, d’Édouard Herriot à Georges Pompidou, sont censées en témoigner.

La mémoire collective évacue ainsi la forte ségrégation qui, jusque dans les années 1950-1960, maintenait l’école du peuple (l’enseignement primaire et primaire supérieur) bien à l’écart de l’école des riches (l’enseignement secondaire et supérieur, auxquels n’accédaient que de rares élèves de milieux populaires).

 […]

Selon une étude récente, les étudiants des quatre écoles les plus cotées (l’ENS Ulm, l’X, HEC et Sciences Po Paris) proviennent pour 83 % d’entre eux des milieux aisés et pour 4,5 % des milieux défavorisés (3). Quant aux anciens issus des classes moyennes, ils provenaient davantage de familles de commerçants (7 %) ou d’instituteurs (4 %) que d’artisans (2 %). À cette époque, la moitié des entrants en sixième quittaient l’école avant d’arriver en première, et seulement 10 % des élèves de milieux populaires entraient en sixième, contre 80 à 90 % de ceux de milieux supérieurs.

Les auteurs de l’enquête dressaient ce constat sans appel : « Les élites se recrutent en définitive non pas dans l’ensemble de la population, mais pour une très grande part dans des groupes très restreints, déjà très haut placés dans la hiérarchie sociale ».  […]

Le vrai changement, […] réside dans l’irrésistible diminution, depuis cinquante ans, des chances d’ascension professionnelle pour les peu ou pas diplômés. Conséquence directe de l’allongement général des scolarités et de la massification des premiers cycles universitaires, les simples bacheliers et nombre de titulaires d’un bac + 2 n’ont guère de chances de « monter » en cours de carrière.

Alors qu’en 1970 61 % des fils d’ouvrier âgés de 30 ans titulaires du seul bac ou du brevet (fin de collège) accédaient à un emploi de cadre moyen ou supérieur, ce n’était plus le cas que de 27 % d’entre eux à la fin des années 1990  (7).

Pour les filles d’ouvrier trentenaires, les proportions étaient respectivement de 20 % et 12 %. Si la hausse des taux de bacheliers (65 % d’une génération en 2010, 80 % en 2019, contre 5 % en 1945) témoigne d’incontestables progrès, elle a aussi eu pour effet de condamner les moins diplômés à faire le deuil de leurs espoirs de « s’en sortir ».

Loin des exhortations des premiers de cordée, les peu ou pas diplômés restent les plus exposés au chômage et à la précarité. Selon l’Institut national des statistiques et des études économiques (Insee), leur salaire net mensuel médian s’élève à 1 500 euros, et à 1 288 euros dans les emplois peu ou pas qualifiés (8).

À l’opposé, celui des titulaires d’au moins un bac + 3 va de 2 500 euros net (en moyenne, toutes professions confondues) à 2 900 euros (dans les métiers les plus qualifiés). Dans ces conditions, les tensions qui minent la société française ne peuvent s’apaiser en augmentant le nombre de boursiers dans les grandes écoles.

Seul un système économique assurant à tous de bonnes conditions de vie (salaires, statut, temps de travail, promotions, etc.) y parviendrait.

Pour faire un monde commun, les ponts sont plus utiles qu’un ascenseur — ou que des escaliers de service.


Paul Pasquali Sociologue – le monde diplomatique. Titre original : « L’ascenseur a toujours été en panne ». Source (Courts extraits)


  1. « Macron enterre l’ENA, un “totem” français », Courrier international, 9 avril 2021. L’histoire esquissée ici se fonde sur une analyse exhaustive de quatre quotidiens (Le Monde, Libération, L’Humanité, Le Figaro) à l’aide de la base Factiva et des archives disponibles en ligne pour les trois premiers.
  2. Alain Girard (sous la dir. de), La Réussite sociale en France, Presses universitaires de France, Paris, 1961.
  3. Cécile Bonneau, Pauline Charousset, Julien Grenet et Georgia Thebault, « Quelle démocratisation des grandes écoles depuis le milieu des années 2000  ? » (PDF), rapport de recherche, Institut des politiques publiques, École d’économie de Paris, 2021.
  4. Georges Ravon, Le Figaro, Paris, 24 octobre 1957 et Pierre Durosne, Le Progrès de Lyon, 9 octobre 1957.
  5. André Wurmser, France nouvelle, Paris, 31 octobre – 6 novembre 1957.
  6. Lire Pierre Rimbert, « La bourgeoisie intellectuelle, une élite héréditaire », Le Monde diplomatique, août 2020.
  7. Christian Baudelot et Roger Establet, Avoir 30 ans, en 1968 et en 1998, Seuil, Paris, 1998.
  8. Claude Picart, « Le non-emploi des peu ou pas diplômés en France : un effet classement du diplôme », Insee Références, Montrouge, 2020.

3 réflexions sur “Formulation inconnue: l’ascenseur sociale.

  1. bernarddominik 12/11/2021 / 19h05

    On peut faire toutes les théories hypothèses études qu’on veut, mais il n’y a pas d’ascenseur social sans travail et sans adaptabilité. Et l’ascenseur social peut aussi descendre: je connais des enfants de cadres supérieurs qui sont à la dérive car incapables de travailler ou de s’adapter aux évolutions de l’économie de notre société.

  2. jjbey 12/11/2021 / 22h55

    La démonstration est faite que les enfants de pauvres ont aussi la pauvreté pour avenir.
    Il y aura des exceptions et ce sont celles-ci qui seront montrées pour faire croire que le mot égalité inscrit sur le fronton de nos édifices publics a un sens.

  3. Danielle ROLLAT 14/11/2021 / 16h06

    Combien d’étudiants issus des classes moyennes restés sans ressources, lors des confinements ?
    Combien avaient abandonné la chambre à la Cité U ou chez un particulier, pour retourner vivre chez papa et Maman ?
    Où en sont-ils cette année ?
    Ont-ils repris le petit boulot perdu lors du confinement et qui les faisait vivre ?
    Ont-ils été contraints d’emprunter et de s’endetter afin de poursuivre le cycle entamé ?
    Quelles mesures prises en matière de frais d’inscription, de restauration, de constructions de cités U pour les aider ?

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