Quelles sont les conditions qui permettraient au mouvement social de gagner ?

Etrange situation d’entre-deux. Dans le cas présent, on devine que tout s’entremêle. Il y a la colère commune contre la réforme des retraites. Mais il y a aussi mille autres colères qui s’y surajoutent  …

  • … la colère contre la précarité imposée aux étudiants ;
  • contre la privatisation des facultés;
  • contre l’austérité imposée aux personnels hospitaliers ;
  • contre l’austérité salariale imposée depuis si longtemps aux enseignants ;
  • la perte du pouvoir d’achat ;
  • l’augmentation continue des taxes diverses;
  • contre le prix des loyers;
  • l’accélération du chômage du à la perte d’industrie en France;
  • la généralisation de la précarisation des emplois;
  • l’augmentation de lois répressives;
  • la colère, en définitive, contre Emmanuel Macron, et la politique très inégalitaire qu’il conduit.

Après le séisme social du 5 décembre où ont convergé des colères multiformes au travers d’innombrables manifestations, jusque dans les bourgades les plus reculées ; et avant la nouvelle journée de grève et de manifestations auxquelles appellent, mardi 10 décembre, CGT et FO, appuyées par Solidaires, la FSU et les organisations de jeunesse, la veille du jour où le premier ministre doit présenter, comme il l’a annoncé, « l’intégralité du projet du gouvernement » sur les retraites, le pays est comme en attente. […]

Avec en arrière-plan les mêmes interrogations auxquelles nul, pour l’heure, n’a de réponse. Le mouvement social sera-t-il si fort qu’il va finalement contraindre le gouvernement à retirer son projet de réforme sur les retraites, ce qui sonnerait l’échec de cette présidence ? […]

Le pays vit des jours décisifs, où tout peut basculer d’un côté ou de l’autre. Il est temps de soupeser soigneusement les forces et les handicaps du mouvement social. Pour mesurer comment le rapport de force peut basculer à son avantage, ou à son détriment. […]

[…]

1. La puissance du mouvement social

Le premier constat qui saute aux yeux, et qui est la première marque du moment présent, c’est en effet l’extrême puissance du mouvement social, en même temps que son caractère largement inédit.

Multipliant les réformes au pas de charge, sans la moindre concertation, parfois même de manière autoritaire par le biais des ordonnances, Emmanuel Macron est parvenu à fédérer contre lui des colères multiformes, celles des cheminots, des agents de la RATP, des étudiants, des professions de santé… Et pour finir, la réforme des retraites, qui malmène toutes les professions et menace de déstabiliser le vieux système par répartition pour avancer vers un système par capitalisation, a fini par faire office de précipité.

La puissance du mouvement social, on la mesure donc d’abord au nombre des manifestants qui ont défilé jeudi aux quatre coins du pays. Combien les manifestants étaient-ils ? Un peu plus de 800 000 comme le prétend le ministère de l’intérieur ? Ou plus de 1,2 million comme le disent les syndicats ? En vérité, cela n’a pas grande importance, car tout le monde a bien compris que le mouvement était massif. À l’Élysée, on en a pris peur. Dans les rangs des manifestants, on a pris espoir.

Mais la colère sociale vient à l’évidence de beaucoup plus loin que cela (et c’est cela qui la distingue par exemple du mouvement social de l’hiver 1995 contre la réforme des régimes spéciaux de la SNCF et celle de l’assurance-maladie).

Elle ne se nourrit pas que des réformes envisagées par le pouvoir. Elle est aussi alimentée par une défiance, de beaucoup plus longue durée, contre les politiques de tous bords (socialistes ou de droite) qui ont conduit des politiques économiques et sociales de plus en plus souvent proches au point de se confondre, et qu’Emmanuel Macron n’a fait qu’accentuer.

Car la réforme de la retraite par points (que veut promouvoir aujourd’hui Emmanuel Macron pour avancer vers l’individualisation des systèmes de retraite et, à terme, vers la retraite par capitalisation) a longtemps été défendue par les socialistes, même s’ils ne sont pas passés à l’acte.

Si le mouvement social apparaît aujourd’hui si puissant, c’est aussi parce que l’on sent, dans la société civile, une volonté farouche de conduire les choses à sa guise. La principale différence d’avec 1995 est ici : à l’époque d’Alain Juppé, on avait assisté à un mouvement social classique qui avait été piloté par les grandes confédérations syndicales, et qui s’était fracturé quand la CFDT était passée dans le camp adverse, comme elle en a souvent la fâcheuse habitude.

Aujourd’hui, la scène sociale a radicalement changé. […]

Cette puissance du mouvement social, on la constate évidemment dans la détermination des grévistes, puisque dans les secteurs clefs qui sont dans le conflit, à la SNCF, à la RATP ou dans l’enseignement, on ne sent pour l’heure aucun signe de renoncement ni d’affaiblissement. Les grèves sont aussi dures qu’au premier jour. Et l’on pressent que, jusqu’à mardi au moins, jour des prochaines grandes manifestations, ou même jusqu’à mercredi, jour des annonces par Édouard Philippe des détails de la réforme des retraites, il y a peu de chance que le vent tourne.

Dans l’immédiat, c’est donc le mouvement social qui est à l’offensive. Et l’on sent bien que le pays est très fortement en appui. […]

2. Les manœuvres du gouvernement

Indiscutablement, le gouvernement a pris la mesure de la force de ce mouvement social. Et il a, en conséquence, changé de ton. […]

[…] Comprenant qu’il y avait un mouvement d’opposition très général et partagé dans le pays contre la réforme des retraites, et que tous les Français avaient le sentiment qu’ils seraient perdants, le pouvoir a récemment compris qu’il était contre-productif de stigmatiser une profession en particulier.

Nouvelle instruction : être aimable, souriant. Assurer que l’on est favorable au dialogue. Pour qui a regardé la soirée de débat (passablement soporifique) jeudi 5 décembre sur France 2, au soir de la journée de manifestations, le ministre du budget, Gérald Darmanin, est apparu comme le bon élève de cette nouvelle méthode de communication zen : s’il a multiplié les mensonges sur le fond, il s’est montré d’une gentillesse appuyée avec le leader de la CGT, Philippe Martinez, lui montrant avec ostentation qu’il l’écoutait, qu’il prenait en compte ce qu’il lui disait.

Et vendredi après-midi, intervenant peu de temps après que la CGT et FO, appuyées par Solidaires, la FSU et les organisations de jeunesse eurent appelé à une nouvelle journée de grève mardi, Édouard Philippe s’est lui-même montré le plus aimable des hommes. À la faveur d’une courte déclaration, il a voulu donner des gages de sa bonne foi. Disant son attachement au « dialogue social », il a ajouté : « Ma logique n’est pas et […] ne sera jamais celle de la confrontation. »

Mais il ne faut pas être dupe de cette posture nouvelle. Quelle que soit la puissance du mouvement social, le pouvoir n’a pas changé sa position d’un iota. Tout juste essaie-t-il de godiller comme il le peut pour traverser la tempête sociale, sans renoncer pour l’instant à sa réforme, ni à un quelconque de ses principaux dispositifs. […]

Le simple fait de fixer au mercredi 11 décembre l’annonce du détail de la réforme des retraites, soit six jours après la première grande journée de manifestations suffit d’ailleurs à établir que le pouvoir se prépare à une épreuve de force dans la durée, et qu’il spécule sur l’épuisement du mouvement. Comme l’an passé, où il avait spéculé sur l’épuisement du mouvement des gilets jaunes.

C’est la violence des institutions de la Ve République qui permet au chef de l’État de faire ce calcul périlleux. Aussi mal élu qu’il ait été en 2017 grâce à un vote du rejet du Front national et non un vote d’adhésion à son programme (et seulement 24,01 % des suffrages exprimés au premier tour), il prétend vouloir imposer au pays une réforme qui est très massivement rejetée. Et à ce pouvoir exorbitant que lui confère la Constitution, il n’a visiblement pas l’intention de renoncer, quand bien même la retraite par points fait l’objet de critiques de plus en plus nombreuses. […]

[…]


Laurent Mauduit. Médiapart. Titre original : « La force et les handicaps du mouvement social ». Source (Extrait très court)


Une réflexion sur “Quelles sont les conditions qui permettraient au mouvement social de gagner ?

  1. jjbey 09/12/2019 / 22h58

    L’union fait la force et si tous ceux qui sont victimes du système se mobilisent l’hôte de l’Elysée sera contraint de réformer la réforme et de donner satisfaction aux futurs retraités. Améliorer le système actuel est possible.

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