Dreux, cette ville symbole qui a renoncé au FN.

1983, coup de tonnerre à Dreux : le FN entre à la mairie, à la faveur d’une alliance avec le RPR. Trente ans plus tard, malgré un taux de chômage toujours élevé et une étiquette de cité-dortoir, le FN semble avoir disparu du paysage.

L’hiver commence à poindre, ce vendredi 13 novembre à Paris. A la terrasse de La Belle Equipe, rue de Charonne dans le XIe arrondissement, des dizaines de clients ont bravé le froid pour arroser la fin de la semaine. Parmi eux, Djamila Houd, une jeune femme de 41 ans qui travaille dans une grande enseigne de prêt-à-porter de l’Est parisien.

A 21 h 36, quand les premiers coups de feu retentissent, elle reçoit deux balles dans le corps. Son sourire s’éteint dans les bras de son mari, Grégory Reibenberg, patron du bistrot. Elle fait partie des cent trente victimes des terroristes qui ont attaqué Paris et Saint-Denis ce soir-là.

Dix jours plus tard, le 23 novembre, une foule immense et silencieuse se presse dans le cimetière de Dreux (Eure-et-Loir), commune de 31000 habitants située à cent kilomètres de la capitale. Djamila y est née, dans une famille de harkis débarquée en 1963. Selon la presse locale, elle incarnait “la réussite de toute une génération”, dans une ville trop souvent ramenée à son statut de symbole de l’émergence du Front national dans les années 1980.

“D’habitude le marché est plein”

Le surlendemain, sur le marché local du Moulec, l’atmosphère est encore lourde, en dépit de la bonne volonté des camelots qui s’égosillent en vain pour écouler leurs stocks. “D’habitude le marché est plein, mais là, il y a très peu de monde, on voit que les gens n’osent pas sortir”, observe Ben Achir depuis sa boucherie halal, tout en retournant ses poulets rôtis.

Entre des barres d’immeubles de quatre étages, dans des allées où fruits et légumes côtoient tapis de prière et djellabas, de fugaces rayons de soleil illuminent des visages aujourd’hui tiraillés entre la tristesse, la colère et la peur.

Engoncé dans un manteau de cuir noir, Mohamed Aghattas, un sexagénaire originaire du Maroc habitant Dreux depuis 1988, esquisse un mouvement de recul à notre approche, avant de se raviser à la mention de Djamila. Il connaissait bien son père, qui a marqué l’histoire des harkis de la ville : “C’était un copain, on jouait aux cartes et aux dominos ensemble en buvant le café, se souvient-il. A l’époque, il y avait une convivialité qui a désormais disparu.” Il ajoute : “Avec les attentats, même au marché j’ai peur, et pourtant je suis musulman.”

“Le FN, on l’a oublié, et c’est une bonne chose”

Un octogénaire d’origine algérienne, qui tient à rester anonyme, se demande même si “fermer les frontières, contrôler l’immigration, déchoir de leur nationalité les islamistes et les expulser” ne serait pas une bonne idée

C’est dire si la conjoncture est favorable au discours du Front national. Pourtant, ce matin, c’est le risque d’un nouvel attentat qui préoccupe, pas celui d’une nouvelle percée du parti lepéniste. “Le FN, on l’a oublié, et c’est une bonne chose”, assène Simone Collet, habitante de la commune depuis vingt ans, et catholique pratiquante.

Devant une camionnette, Sophiane, 30 ans, casquette noire vissée sur la tête, vend des vêtements en vrac pour la modique somme d’un euro la pièce. Entre deux apostrophes lancées à des badauds, il se fend d’un commentaire : “Il y a toutes les couleurs ici, on a tous grandi ensemble depuis les années 80. Arabe, Juif, Chinois, c’est pareil pour moi.”

“Nous n’avons jamais vu de militants FN”

Et de désigner du doigt un vieil homme tenant un stand de fruits et légumes à quelques mètres de là : “Lui, c’est Raymond, il est trop gentil. On ne fait pas d’amalgame et on est tous main dans la main. Les militants FN, on les connaît pas, on n’en a jamais vu dans la ville.” Il faut remonter trente ans en arrière pour voir les militants frontistes quadriller les rues de la petite cité.

Retour le 11 septembre 1983. Ce jour-là, les socialistes locaux traînent une sévère gueule de bois. Ils viennent de perdre les clés de l’hôtel de ville en affrontant une alliance inédite entre le RPR et le Front national. Depuis la fin des années 1970, le secrétaire général du Front national, Jean-Pierre Stirbois, et sa femme, Marie-France, labourent cette commune populaire rentrée plus tôt que le reste du pays dans l’ère du chômage de masse ouverte par le second choc pétrolier. Le terrain est fertile aux thèses frontistes.

Depuis les années 1960, la commune est une ville-dortoir jouxtant la région Ile-de-France, hébergeant les immigrés qui ne peuvent se loger dans des banlieues proches de la capitale. Le FN s’emploie à imprimer dans l’esprit de l’électorat local l’idée qu’il existe une corrélation entre chômage et immigration.

Tonnerre de Dreux 

Dans cette petite ville d’Eure-et-Loir coincée au milieu de nulle part, la formule frontiste fait mouche pour la première fois. L’entrée de l’extrême droite au conseil municipal de Dreux fait la une des journaux et secoue l’opinion.

Ce n’est pourtant qu’un début. En 1984, le FN obtient dix députés aux élections européennes, tandis que deux ans plus tard le mouvement lepéniste fait une entrée fracassante à l’Assemblée nationale avec trente-cinq parlementaires à la faveur de la proportionnelle.

Juste avant de mourir dans un accident de voiture en 1988, Jean-Pierre Stirbois publie un livre au titre qui se veut prophétique : Tonnerre de Dreux – L’avenir nous appartient. Si, trente ans plus tard, la formule se vérifie au niveau national, elle reste sans lendemain à Dreux.

Le FN ne fait plus recette

Alors que le FN est en progression partout, il n’est plus présent ici, dans cette ville symbole qui l’a vu naître. Après le départ de Marie-France Stirbois, députée de la circonscription entre 1989 et 1993, le parti ne fait plus recette. Privé de leaders, le FN n’est même pas parvenu à constituer de listes aux élections municipales de 2001 et 2008. Lors de la présidentielle de 2012, les Drouais ont voté à plus de 40 % pour François Hollande au premier tour contre 14 % pour Marine Le Pen.

Pourtant, dans cette ville surplombée par sa chapelle royale, les recettes du cocktail frontiste sont toujours là : le chômage est deux fois plus important que la moyenne nationale (23% des habitants) tandis que plus de 40% de la population est d’origine immigrée. Comment expliquer ce paradoxe ?

Depuis la date de sa première élection en 1995, le maire Gérard Hamel (LR) accumule les mandats comme d’autres les records olympiques. Pour fêter ses deux décennies de règne à la tête de la mairie, ses équipes lui ont offert un buste de Marianne qu’il a posé sur une étagère en marbre à l’hôtel de ville.

“Créer des espaces de vie dans les quartiers populaires”

Dans son grand bureau où flotte un drapeau azur et or, symbole de la royauté et du prince Jean d’Orléans, considéré comme le dauphin de France et qui habite la commune, Gérard Hamel joue les barons populaires et les apôtres de la “résidentialisation”.

“Ma première décision a été de créer des espaces de vie dans les quartiers populaires afin que les habitants puissent se réapproprier les abords de leurs logements”, raconte l’édile. Et d’ajouter, avec un sourire : “Je me rappelle que dans un petit immeuble de vingt logements, nous avions simplement installé un digicode et une porte blindée car les boîtes aux lettres étaient sans cesse vandalisées. Les habitants étaient tellement heureux qu’ils ont fait une collecte pour fleurir leur cage d’escalier. Je ne vous dis pas que ça a duré dix ans mais, symboliquement, ils se sont appropriés leur espace.”

De son métier de chef d’entreprise dans le bâtiment, Gérard Hamel a conservé le goût du ciment et des échafaudages. Pour faire remonter les doléances de ses habitants, il a parsemé la cité drouaise de maisons de proximité qu’il a baptisées “Proximum” (pour “Proximité au maximum”).

Des barres d’immeubles abattus

Ce proche de François Fillon s’est également servi de sa fonction de patron de l’Agence nationale de rénovation urbaine (ANRU) de 2006 à 2013. Casque de chantier sur la tête, il a abattu les barres d’immeubles des quartiers populaires du sud-est pour les remplacer par des maisons individuelles et des petits immeubles flambant neufs.

Le nord-est de la ville écorne ce bilan. Quand la première vague d’immigration y a débarqué dans les années 1960, le quartier s’appelait alors Les Chamards. Il hébergeait des cadres et des médecins venus du Maroc et d’Algérie.

A l’image des grands ensembles de banlieue, il s’est ghettoïsé au fil des fermetures d’usines (Philips, Renault…) et de la relégation territoriale. Rebaptisé depuis Les Oriels, ses barres de quatorze étages tutoient toujours le ciel mais les jeunes semblent avoir les pieds bien sur terre, comme lestés.

Le chômage culmine à plus de 40%

Devant un immeuble, ils sont une dizaine à tuer le temps. Ici, le chômage qui culmine à plus de 40% fait des ravages et Les Oriels sont surtout célèbres pour être l’une des plaques tournantes du trafic de drogue. “C’est vrai qu’il y a encore des problèmes là-bas, maugrée Hamel. Il y a pas mal de gens qui ne sont pas dangereux mais qui perçoivent des minima sociaux et qui bidouillent à côté, que ce soit du trafic de drogue, de la contrefaçon ou du travail au noir.”

La présence musulmane y est également plus visible. La plupart des femmes sont voilées alors que les hommes portent le keffieh. “La mixité sociale n’y est pas acquise, concède l’édile. Il y a une recrudescence du port du foulard, mais je m’en fous. Le repli communautaire débute lorsqu’une communauté se sent abandonnée ou délaissée. Un jour, ces femmes retireront leur voile.”

Pour Ahmed Attar, vice-président de l’association éducative, sportive et culturelle de Dreux, qui a construit et gère la mosquée du quartier des Bâtes, l’une des six que compte la ville, l’islam est au contraire un “facteur de stabilité pour Dreux”. En préparant un café dans l’arrière-cuisine de son lieu de culte, il explique : “Tous les habitants de la ville ont compris que la mosquée était synonyme de tranquillité. On ne peut pas être musulman et ne pas respecter son voisin. C’est incompatible.” Pendant que son ami Abderrahmane Tahri assure la surveillance de la mosquée les yeux collés à la vitre, il ajoute :

“Nous nous sentons doublement victimes de ce qui s’est passé après ces attentats, on espère juste que ça ne va rien changer.”

“Je crains que le FN fasse des gros scores aux régionales”

Désormais résidente d’une commune voisine, Françoise Gaspard, dernière maire socialiste jusqu’en 1983, prédit des lendemains qui déchantent. Dans son salon rempli de livres, elle analyse : “La disparition des Stirbois a laissé le Front national à nu dans le coin. Mais je crains que le FN fasse des gros scores aux régionales si les quartiers populaires s’abstiennent massivement, comme ils l’ont fait aux précédentes élections.”

A la fin de sa vie politique en 1990, cette sociologue de formation s’interrogeait sur les ressorts de l’émergence du FN à Dreux dans son livre Une petite ville en France : “Pourquoi la France témoigne-t-elle, collectivement, de son impuissance à isoler le FN ? Sans doute parce que l’œuvre républicaine est restée inachevée, laissée en jachère par une gauche trop oublieuse de son identité, de sa mémoire, et de ses utopies.” 

Mathieu Dejean et David Doucet – Les Inrocks – SOURCE