Paroles de migrant syrien.

Bilal al-Nassan, réfugié syrien, demande l’asile depuis plus d’un an et a vécu six mois avec sa famille sous une tente porte de Saint-Ouen. Nous l’avons suivi pendant un mois entre Paris et la Seine-Saint-Denis.

Deux coups de volant, une marche arrière. Quelques zigzags bien maîtrisés entre des ados du quartier. Quand Bilal al-Nassan cherche à faire demi-tour dans sa nouvelle ruelle de La Courneuve, la manœuvre est rapide et nerveuse.

Un “Aidez les Syriens” griffonné en plusieurs langues sur un bout de carton tremblote derrière le pare-soleil. “C’est à l’Algérien qui nous prête la voiture”, glisse le jeune homme de 27 ans. Le petit brun trapu s’amuse tout seul de sa conduite. Avec sa voix très grave, le rire de Bilal rappelle celui qu’on entend à la fin du clip Thriller de Michael Jackson.

Malgré ses faux airs de fou du volant, le Syrien connaît Paris comme sa poche et a appris par cœur les endroits où ça bouchonne aux heures de pointe pour filer au plus vite sur le périphérique. Peut-être un héritage de sa carrière d’avant. Jusqu’à l’été 2012, ce barbu espiègle transportait régulièrement les enfants du coin à l’école. Une activité parmi d’autres pour ce vendeur d’automobiles de Banias, sur la côte syrienne. Une petite ville “coincée entre la mer et la montagne, un peu comme Cannes”.

Sur son passeport syrien, trois visas pour la France

En 2011, Banias est l’un des premiers bastions de contestation du régime de Bachar al-Assad. Les manifestations sont étouffées de force. Bilal al-Nassan, lui, continue à faire des allers-retours vers l’Europe pour acheter ses pièces détachées. Sur son passeport syrien, trois visas pour la France. Le dernier date de début 2012. A Banias, la population reste silencieuse depuis la répression de l’année précédente, d’autant plus que la ville est majoritairement alaouite, comme Bachar al-Assad.

Bilal al-Nassan n’aurait alors jamais imaginé qu’il se retrouverait à nouveau en France trois ans plus tard à conduire l’Opel Zafira rafistolée de quelqu’un d’autre entre les barres en briques d’Aubervilliers. Encore moins qu’il demanderait l’asile ici, comme deux mille autres Syriens la même année.

Mais puisqu’il est là, Bilal tente de s’adapter avec les moyens du bord. Les enceintes de la vieille Opel crachent une chanson qui parle du verlan : “Pour dire flirter tu dis pécho, pour dire un joint tu dis bédo”. Le jeune Syrien sourit dans son rétroviseur : “C’est pour apprendre le français. C’est Kerredine qui l’a écrite.”

Bilal vit sous une tente depuis six mois

Bilal al-Nassan a rencontré le chanteur de variétés un mois plus tôt. Dans la boue de la porte de Saint-Ouen. Kerredine Soltani s’improvise traducteur auprès des al-Nassan. Bilal vit sous une tente depuis six mois, avec sa femme, sa mère, quelques-uns de ses frères et sœurs, et ses neveux. Toute leur intimité est là. Empaquetée dans la Zafira ou sur ce petit bout de gazon défraîchi. Noyée sous les trombes d’eau sournoises d’un mois de septembre grisâtre.

Une mauvaise passe, après huit mois dans un autre appartement de La Courneuve, et trois autres dans un logement de Garges-lès-Gonesse, dans le Val-d’Oise. En tant que demandeur d’asile, Bilal a normalement droit à une chambre dans un centre d’accueil pour les demandeurs d’asile (Cada), en plus d’une aide financière et de la couverture maladie universelle (CMU). Mais faute de place, seuls les appartements payés au noir restent accessibles. Sans aucune garantie de ne pas être viré du jour au lendemain.

Les nuits au bord de l’asphalte du périphérique ne sont qu’une galère de plus après deux ans de traversée incertaine du Proche-Orient et de l’Afrique du Nord. Bilal se réfugie d’abord au Liban en août 2012, puis fait escale en Egypte, avant de poser ses valises en Tunisie pendant un an. La famille transite ensuite par l’Algérie, avant de rejoindre l’enclave espagnole de Melilla par le Maroc, et d’embarquer sur un ferry pour Malaga, en Espagne.

“Tout est toujours mieux que la guerre”

“A Melilla, on était sept familles entassées dans une pièce minuscule, indique Bilal. C’était le pire.” Pire même que l’odeur de décomposition de ce recoin poisseux de Paris, pris d’assaut par une horde de pigeons grassouillets qui profitent des restes de nourriture entassés dans les poubelles.

Pourtant, l’ancien revendeur automobile donne toujours l’impression farouche qu’il garde le contrôle de la situation, avec ses bras croisés derrière le dos et son regard déterminé. “Tout est toujours mieux que la guerre”, assure-t-il tout en ne ménageant pas l’Etat français :

“Dites-leur de faire quelque chose pour nous, je veux bien laisser mon numéro pour expliquer, pas de problème.”

Le frère de Bilal, lui, n’a plus la force de se lever pour voir ses enfants dans ce dépotoir. Aya, sa fille de 2 semaines, somnole dans un Maxi-Cosi au fond de sa tente, emmitouflée dans ses couvertures. Son grand frère se débat avec une armature de tente en ferraille alors qu’il marche à peine. Le petit se fraye un chemin entre des piles de chaussures trempées, trébuche dans la gadoue, tombe. Se relève. Avant de tituber vers la chaussée. Bilal le rattrape avant qu’il ne se précipite sous les voitures lancées vers le périphérique.

“La gale est présente dans le camp”

A une centaine de mètres des al-Nassan, des mères de famille fatiguées se reposent sur les bases en béton des feux. “La gale est présente dans le camp”, rappelle un salarié de Médecins du monde. Deux bambins se cachent sous le châssis d’un camion de chantier. La station de terminus des bus, porte de Saint-Ouen, a des allures de colonie de vacances sordide.

Ces centaines d’autres Syriens ne resteront pas longtemps, comme la plupart de ceux qui sont passés par ce camp depuis avril 2014. “Beaucoup continuent vers la Belgique et l’Allemagne”, confirme Sabreen al-Rassace, responsable de la permanence de l’association Revivre pour les réfugiés. D’autres ne sont pas syriens, mais se greffent là pour bénéficier de la solidarité des associations et des riverains.

La plus grande crise migratoire depuis la Seconde Guerre mondiale

Et puis il y a les demandeurs d’asile sans logement comme Bilal. Qui sont là depuis longtemps et attendent encore. Quelques jours avant, François Hollande s’est pourtant engagé à accueillir au mieux 24 000 nouveaux réfugiés en France dans les deux ans. Une réponse d’urgence face à la plus grande crise migratoire européenne depuis la Seconde Guerre mondiale.

Deux jours après cette décision, les quelques centaines de réfugiés accueillis par la France depuis l’Allemagne ont été logés dès leur descente du bus, et ont pu bénéficier d’une procédure accélérée de demande d’asile : “C’est bien de régler rapidement la situation des nouveaux réfugiés, mais l’Etat pourrait aussi s’occuper des demandeurs d’asile en procédure”, dénonce Sabreen al-Rassace.

“Beau gosse, hein ?”

Pendant que les ministres européens s’écharpent à Bruxelles sur les quotas de répartition des nouveaux arrivants, Bilal continue de consigner le moindre document – de la dernière facture SFR de 135 euros à ses bilans de visites médicales ou les papiers de la chambre de commerce de Banias – en espérant recevoir son titre de séjour bientôt.

“Beau gosse, hein ?”, plaisante-t-il en montrant la photo de son récépissé de demandeur d’asile, renouvelé pour la troisième fois malgré un entretien à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Opfra) en janvier. Sa sacoche noire est une sorte de poupée russe où s’enchâssent paperasse et formalités administratives. Des pochettes et des pochettes de photocopies, glissées dans d’autres pochettes. Il sourit :

“En France, il y a beaucoup de papiers.”

Le jeune homme a peur de ne pas obtenir l’asile parce qu’il a transité du mauvais côté de l’histoire. Quatre mois de service militaire contraint dans l’armée de Bachar avant de fuir : “C’était pire que Guantánamo”, confie Bilal. L’ancien concessionnaire dit ensuite avoir soutenu les rebelles, “l’armée véritable”, comme il l’appelle. Il s’enfuit le 16 août 2012, avec une partie de sa famille.

“C’était un pays magnifique”

Un réfugié syrien de plus, parmi quatre millions. Dix mois plus tard, le régime bombarde certains quartiers de Banias. Soixante personnes sont tuées, des sunnites, comme Bilal. Le jeune homme retrousse ses vêtements pour montrer l’ampleur des séquelles de la guerre. Des balafres, restes de plaies recousues à la hâte, traversent ses deux avant-bras. Bilal touche aussi le bas de son jean en mimant la douleur. Un baril lui a brisé plusieurs os, et personne ne lui a jamais enlevé ses plaques dans les cuisses.

Depuis, le Syrien saute sur toutes les occasions pour consulter un médecin. Même s’il faut s’incruster avec sa nièce aux urgences. Dans la salle d’attente de l’hôpital Robert-Debré (spécialisé dans les pathologies infantiles), le réfugié fait défiler des vieilles photos de son mur Facebook pour tuer le temps : le vieux fort de Banias, lui au volant d’une grosse cylindrée, encore lui devant des centaines d’oiseaux tués à la chasse. “C’était un pays magnifique”, regrette-t-il. Il montre aussi ses photos de voyage : la statue de la Liberté, Paris… Puis il enchaîne avec un cliché du salon de son ancienne maison :

“C’est à Bachar maintenant. Tout est à Bachar…”

Un mois a passé et ce sont les mêmes reliques d’une vie abandonnée que Bilal nous montre à nouveau, faute d’avoir pu embarquer d’autres albums photo avant de partir. Cette fois, Bilal est assis sur le tapis turquoise d’un salon qu’il partage avec deux autres familles dans un HLM de la Courneuve.

Son frère et ses trois enfants ont préféré rejoindre la Belgique

“Avant, tout était facile et accessible”, lâche le jeune homme. Aujourd’hui, il s’excuse presque de vivre là, dans une telle promiscuité : “Le voisin tape sans arrêt sur le sol, mais je le comprends. On fait du bruit avec la télévision.” Tous ces réfugiés suivent de près les frappes russes en Syrie :

“Poutine tue notre peuple.”

Le petit F2 loué au noir coûte 3 000 euros pour cinq mois : 600 euros par mois pour dormir à dix dans une chambre, sans boîte aux lettres. “On s’est fait avoir en venant habiter ici. La dame qui nous prête l’appartement ne nous a pas donné de documents pour avoir une adresse valable pour l’Opfra…”

Son frère et ses trois enfants ont, eux, préféré rejoindre la Belgique, où ils ont pu être hébergés dans un centre avec le bébé. Bilal enchaîne quelques baby-sittings, tout en cherchant un travail à Pôle emploi : “J’aimerais bien conduire des bus scolaires ici”. Cette fois avec le béton grisâtre de la Seine-Saint-Denis plutôt que les eaux claires de la Méditerranée dans les rétroviseurs.

Laura WojcikLes Inrocks – Source

Couv Inrocks N° 1037