Politique française, l’ère du vide

Faute d’idées remarquées, les responsables politiques leur substituent volontiers un ancrage local pour se présenter comme les avocats d’une « France périphérique ».

  • Mais suffit-il de connaître le terrain pour réenchanter la démocratie ?
  • À gauche, est-ce une recette pour redevenir populaire ?
  • Réponses en Occitanie, la région présidée par la socialiste Carole Delga.

Sur un écran géant Jean Jaurès, « aller à l’idéal et comprendre le réel » ; dans les enceintes Alain Souchon, « foule sentimentale, on a soif d’idéal ». Le fond de l’air est tiède. Ça ressemble à une université d’été. Au parc de Bram (Aude), ce 1er octobre, des hommes politiques en jeans, des femmes aussi, moins nombreuses. Il y a des journalistes et un cassoulet géant. L’ancien directeur de Libération Laurent Joffrin s’est attablé : il voudrait déjeuner. Mais après un discours de clôture, l’hôtesse s’attarde à la tribune. Le temps d’un week-end, elle a réuni autour d’elle 2 500 personnes. Plutôt âgées. Les rares jeunes gens affichent un badge de bénévole, des airs sérieux de collaborateurs d’élus. Comme le maire socialiste de Rouen Nicolas Mayer-Rossignol, le sénateur communiste Ian Brossat participe à ces « Rencontres de la gauche ». La présidente de la région Occitanie fait sa rentrée. Bienvenue chez Mme Carole Delga.

Aux régionales de 2021, les électeurs reconduisent les sortants. L’abstention bat des records. Mais avec 58 % des suffrages au second tour, Mme Delga décroche le titre de présidente la mieux élue de France. Depuis, elle porte ce trophée en sautoir. Avec des ambitions qu’elle martèle pour une gauche « profondément européenne » qui aurait « un vrai partenariat avec les entreprises », « qui trouve des solutions, comme nous le faisons dans les territoires », mais aussi une « gauche populaire qui aime les gens », pas celle « qui braille » : celle « qui aime le travail et qui bosse », notamment « sur les questions de sécurité » (1). Franz-Olivier Giesbert salue ces audaces dans Le Figaro Magazine après que Le Monde a publié deux portraits de l’élue. En septembre, Paris Match l’avait fait figurer pour la première fois dans son classement des personnalités. Que signifie cet engouement ?

Poussé jusqu’à imaginer une candidature à la prochaine présidentielle, il reflète la misère du journalisme politique. Mais pas seulement. Proche de l’ancien premier ministre socialiste Manuel Valls puis de son successeur Bernard Cazeneuve, partisane de l’interdiction généralisée des manifestations de soutien à la Palestine (2), Mme Delga incarne un air du temps où se mêlent pulsions autoritaires, discrédit des élites parisiennes et tentation d’un localisme qui repeindrait la politicaillerie aux couleurs d’un vieux bistrot.

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Au terme de ses études d’économie et de droit à l’université, Mme Delga travaille à la mairie de Limoges, une municipalité presque continûment socialiste de 1912 à 2014. Juste avant son embauche comme cadre à la région Midi-Pyrénées, en 2005, quatre ans avant de devenir maire de Martres-Tolosane, elle adhère au PS en 2004. M. Malvy la fait élire conseillère régionale. Le politiste Rémi Lefebvre compare son parcours à ceux de Mmes Nathalie Apperé et Johanna Rolland, anciennes cadres de collectivités, aujourd’hui maires socialistes de Rennes et de Nantes. Barons de la décentralisation, les anciens édiles Edmond Hervé et Jean-Marc Ayrault ont intronisé ces techniciennes du local en figures du renouveau, comme M. Malvy a lancé Mme Delga.

Les collaborateurs d’élus et les cadres territoriaux telles Mmes Apperé et Rolland représentaient 1 % des maires de communes de plus de 30 000 habitants en 1983 ; 25 % en 2014 (3). En Occitanie, présidente ou vice-présidents, 40 % de l’exécutif du conseil régional a ce profil. « On dit souvent du PS qu’il s’agit d’un parti d’élus locaux. En réalité, aujourd’hui, observe Lefebvre, ce sont des élus gestionnaires qui font quasiment la même politique que la droite, avec éventuellement quelques marqueurs, comme la gratuité… »

Gratuité pour les jeunes, millions de billets à 1 euro, fréquence accrue : la présidente de l’Occitanie nous détaille sa politique du train. Pour obtenir une ligne à grande vitesse jusqu’à Toulouse et Perpignan, elle se bat. « 60 % des Français qui vivent à plus de quatre heures de Paris habitent en Occitanie. » Mme Delga voudrait aussi « stopper l’hypermétropolisation ». Elle rouvre donc des petites lignes. Afin, explique-t-elle, d’« amener une dynamique de vie », la région construit des lycées « dans des territoires ruraux », ou « recrute des médecins ». Plus de quarante depuis juillet 2022, qui vont officier dans la dizaine de centres de santé ouverts grâce à la région.

Compte tenu des besoins, ces réalisations restent symboliques. À Ganges, dans l’Hérault, ou à Decazeville, dans l’Aveyron, la maternité a cessé de fonctionner ; à Saint-Girons, un comité de défense déplore sa fermeture régulière et il y a longtemps que le train ne dessert plus la sous-préfecture de l’Ariège. Beaucoup de commerces ont baissé leurs rideaux. Croix-Rouge, Emmaüs, Secours catholique, Secours populaire : chaque ruelle du petit centre-ville abrite les locaux d’une association caritative. Une commune de pauvres (20 % de la population en 2020) dans une Occitanie qui en compte beaucoup (16,8 %, contre 14,4 % en France) (4), et où l’exécutif régional accorde la priorité à l’attractivité, aux besoins des employeurs ainsi qu’aux projets à l’utilité douteuse.

Mme Delga conserve ses convictions. « Je revoterais le CICE », assume-t-elle quand on l’interroge sur les 100 milliards d’euros du crédit impôt pour la compétitivité et l’emploi, qui en créa moins de cent mille en cinq ans pour ce coût extravagant. Mais après avoir été députée de 2012 à 2014, elle déplore l’inefficacité de l’Assemblée nationale. « Beaucoup de discours qui souvent sonnent creux (5).  » Mme Delga a d’abord suivi un cursus balisé : maire, conseillère régionale, députée puis secrétaire d’État. Lorsqu’elle quitte le gouvernement et renonce à la députation en 2015, elle réoriente sa carrière.

Le non-cumul voté en 2014 oblige à choisir entre mandat local et national. Elle opte pour le premier après la création de grandes régions aux prérogatives élargies (6). Mme Delga aime rappeler que la sienne, la plus étendue du pays après la Nouvelle-Aquitaine, compte six millions d’habitants, davantage que treize États de l’Union européenne.

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Grégory Rzepski. Le Monde diplomatique. Source (extraits)


  1. TMC, 8 novembre 2022 ; France Info, 16 septembre 2023 ; discours à Bram, le 1er octobre 2023.
  2. Sud Radio, 12 octobre 2023.
  3. Cf. Luc Rouban, « Le nouveau pouvoir urbain en 2014 : les maires de villes de plus de 30 000 habitants » (PDF), Les Enjeux, note n° 11, 20 mai 2014.
  4. Institut national de la statistique et des études économiques (Insee).
  5. France Culture, 15 octobre 2022.
  6. Lire Benoît Bréville, « “Vos régions, on n’en veut pas !” », Le Monde diplomatique, juillet 2021.
  7. Frédéric Sawicki, « La force du localisme », Esprit, n° 397, Paris, août-septembre 2013.
  8. Cf. Stéphan Altasserre, « La “communauté bulgare” de Moissac face à une hostilité croissante, à la crise sanitaire, mais aussi face à ses responsabilités », rapport d’étude et de diagnostic, Centre d’information et de recherches sur les Balkans, Blagnac, 3 janvier 2021.
  9. Benoît Coquard, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, La Découverte, Paris, 2019.

Une réflexion sur “Politique française, l’ère du vide

  1. bernarddominik 03/12/2023 / 14h18

    Un article saisissant de réalisme. Je n’oublie pas que c’est le PS qui a supprimé l’échelle mobile des salaires, fait des réformes non financées, et oublié que la richesse des nations c’est leur travail.

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