Les guerres de la mémoire

Il y en a qui déboulonnent des statues pour effacer des traces du passé inadmissibles à leurs yeux.

Et en même temps, il n’y a jamais eu autant de commémorations officielles. En fait, la construction de la mémoire est une affaire politique qui concerne avant tout le présent. Pour nous aider à y voir clair, la sociologue Sarah Gensburger, directrice de recherche au CNRS, à Sciences Po Paris, vient de publier deux livres : Qui pose les questions mémorielles ? (CNRS Éditions) et un ouvrage collectif dirigé avec Jenny Wüstenberg, Dé-commémoration. Quand le monde déboulonne des statues et renomme des rues (éd. Fayard).


  • Charlie Hebdo : Dans vos ouvrages, ou apprend que l’invention de la commémoration est assez récente. Aujourd’hui, on compte 17 journées commémoratives nationales, aussi bien pour les harkis que pour les victimes du terrorisme ou celles du génocide des Tutsis… Et il y a également de plus en plus d’associations mémorielles : depuis les années 2000, tous les ans, il y en a plus de 500 qui sont créées. À quoi est due cette inflation ?

Sarah Gensburger : Les commémorations se sont surtout développées depuis les années 2000. H y avait cinq journées commémoratives entre la Première Guerre mondiale et la fin du XXe siècle, et une douzaine d’autres ont été créées depuis l’an 2000. Cela peut être provoqué par des demandes d’associations, mais il serait faux de croire que tout vient d’elles. L’État joue aussi un rôle important, car il a fait de la mémoire une ressource. La commémoration est même devenue un outil de gouvernement, et il y a de plus en plus de programmes de financement. C’est une coconstruction entre les associations et l’État.

  • Au niveau du gouvernement, qui décide de ce qu’on commémore… ou pas ?

Il y a l’exécutif, bien sûr, mais aussi deux grandes administrations qui s’occupent des questions de mémoire. D’un côté, le ministère des Armées, avec les anciens combattants ; de l’autre, le ministère de la Culture. Ce dernier s’occupe par exemple de la commémoration de l’abolition de l’esclavage. Mais les questions de mémoire concernent de plus en plus de domaines de la société. Elles peuvent être utilisées pour les politiques de la ville. Ainsi, lorsqu’on s’apprête à raser un quartier, on récolte d’abord les souvenirs des habitants et on construit une histoire orale. D’autres développent ce qui s’appelle désormais le « tourisme de mémoire ».

  • Les anciens combattants sont pourtant de moins en moins nombreux, cependant vous dites qu’ils jouent encore un rôle important dans la construction de la mémoire, et que des polémiques agitent encore leurs rangs ?

Pendant longtemps, l’administration des anciens combattants s’occupait principalement de l’attribution des pensions et des prises en charge médicales. La gestion des questions mémorielles est aussi une façon de lui trouver de nouvelles fonctions. Et il arrive que les associations d’anciens combattants soient en conflit.

Par exemple, pour célébrer la Résistance, l’administration devait se placer en quelque sorte au-dessus de l’opposition entre résistances gaulliste et communiste. Lorsqu’on célèbre la mémoire de Guy Môquet, comme cela a été fait sous la présidence de Nicolas Sarkozy, on met de côté son engagement communiste. Certains communistes ont alors eu l’impression de se faire voler cette mémoire. En fait, chaque fois qu’on commémore, il y a aussi ce qu’on efface.

  • Justement, vous faites le lieu entre mémoire et oubli. Quand on met un souvenir en valeur, on en met forcément d’autres eu retrait ?

Oui, commémorer, c’est aussi oublier. Quand on commémore quelque chose, on ne commémore pas autre chose. Prenez les Champs-Élysées, ne s’y trouve qu’une seule plaque commémorative d’un attentat, pour Xavier Jugelé, un policier tué en 2017. Alors qu’en 1986 il y a eu un autre attentat sur cette avenue, dans la galerie Point Show, qui a fait deux morts et une trentaine de blessés. En ne commémorant que la victime la plus récente, on contemporanéise la thématique, et cela peut donner l’impression que les attentats sont un problème récent.

  • Vous dites qu’il y a des commémorations qui sont des écrans de fumée. La mémoire peut donc aussi servir à masquer I

Oui, c’est une façon de répondre sans répondre à une question. La meilleure façon d’oublier le passé est de lui ériger un monument. Par exemple, pour la traite négrière et l’esclavage, on fait une journée commémorative, c’est bien, mais cela peut aussi être vu comme une façon d’éviter d’avoir à traiter d’autres questions, comme celle des réparations.

  • Aujourd’hui, on parle beaucoup des « dé-commémorations », avec les déboulonnages de statue. Dans vos livres, vous insistez sur le tait que de telles pratiques out toujours existé. Les déboulonneurs actuels n’ont donc rien inventé, c’est juste la marche normale de l’Histoire ?

Il est important de montrer qu’il y a toujours eu des dé-commémorations. Après la Révolution française, on a abattu les statues royales. Quand Emmanuel Macron dit que « la République ne déboulonne pas de statues », il se trompe, car la République s’est au contraire aussi construite sur des déboulonnages. En disant ça, il ferme toute discussion.

  • Mais si on veut supprimer tous les hommages à des crapules. Il tendrait enlever quasiment toutes les statues de nos villes et débaptiser la moitié des rues. À quoi sert d’effacer l’Histoire ?

Une statue n’est pas l’Histoire, car elle ne dit rien du passé. Quand on l’érige, c’est un acte politique destiné à mettre en valeur certaines idées à un moment donné. Cela ne veut pas dire qu’il faut déboulonner les statues. En tant que scientifiques, nous avons bien soin de ne pas prendre position là-dessus. Mais il faut savoir où l’on place le curseur, et pour ça, il faut commencer par ouvrir le débat.

  • Vous montrez aussi que dans ce rapport de force entre l’État et les citoyens, ce n’est pas toujours le premier qui commémore et les seconds qui déboulonnent, et que les rôles peuvent parfois s’inverser 1

Oui, nous donnons des exemples dans le monde entier. Il arrive que ce soit l’État qui dé-commémore. Ainsi, dans le quartier de Khavaran, à Téhéran, en Iran, il y a des fosses communes des victimes de la répression. L’anthropologue Chowra Makaremi montre que la population les monumentalise en en faisant un lieu de recueillement, et c’est l’État qui dé-commémoré régulièrement ce lieu. La décommémoration n’est pas seulement due à des gens qui sont du « bon côté » de l’Histoire.

  • Dans votre livre sur la dé-commémoration, vous évoquez longuement l’exemple de Bordeaux. On y trouve des édifices classés au patrimoine de l’humanité par l’Unesco, mais dont la construction a été financée par l’esclavage, reconnu comme crime contre l’humanité. Pourtant, on ne détruit pas pour autant ces bâtiments…

L’exemple de Bordeaux, traité par l’anthropologue Carole Lemée, est intéressant. Ces dernières années, cette ville a su transformer un passé encombrant en un passé assumé. Au lieu d’enlever des plaques, au contraire, on en ajoute qui contextualisent et apportent des informations sur la traite négrière. Il y a aussi un jardin botanique, avec des végétaux issus de colonies et qui étaient cultivés par des esclaves, comme le tabac ou le coton. Et une statue a été érigée en hommage à une esclave, Modeste Testas. Ici, plutôt que d’enlever, on ajoute.

  • En réalité, qu’il s’agisse de commémorer ou de dé-commémorer, ce dont il est question n’est pas de se tourner vers le passé, mais de construire le présent…

Tout à fait. On peut bien enlever une statue ou changer le nom d’une rue, ce n’est pas pour autant qu’on va proposer une vision plus progressiste de la société. La vraie question est de savoir si on en fait un point de départ ou un point d’arrivée. À travers nos travaux, nous voulons montrer que l’important est de replacer ces questions dans l’espace public. L’enjeu des politiques de mémoire n’est pas le récit du passé, mais de réfléchir à ce qu’on veut faire du présent.


Propos recueillis par Antonio Fischetti. Charlie Hebdo.27/09/2023


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