Triste UBÉrisation

L’entreprise néerlandaise Just Eat, de livraison de repas à domicile va cesser son activité en France.

Pour la petite centaine de salariés concernés, l’avenir, c’est le chômage et, pour certains, l’expulsion du territoire français.

N’obtenant rien de la direction française, huit coursiers se sont rendus au siège de la société, à Amsterdam.

Gare TGV de l’aéroport Charles-de-Gaulle, 11 heures : je retrouve Charles, l’un des deux avocats des coursiers de Just Eat, boîte néerlandaise de livraison de bouffe à domicile qui a décidé de tirer le rideau sur ses activités françaises. À ses côtés, Anthony, le seul Blanc de la bande, syndicaliste FO comme son père, ancien routier. Et puis Karim*, Isidore*, Mamadou* : ils sont sénégalais, marocains, tunisiens, congolais, ivoiriens…

La plupart sont entrés en France avec des visas étudiants, puis sont restés. Aujourd’hui, parmi la petite dizaine de gars habillés en orange — la couleur de l’entreprise — , tous sont en situation régulière, sauf deux. Leur but : rencontrer la direction de Just Eat, dont le siège est basé à Amsterdam. Les gars en ont assez d’être baladés par leur direction française. Ils signalent qu’ils grelottent sous l’excessivement fine « veste de pluie » qu’on leur fournit ? Que la « veste chaude », elle, prend l’eau ? « On fera remonter l’information », voilà ce qu’on leur répond.

Pourtant, l’histoire était belle ; au début, un patron « visionnaire », qui promettait d’embaucher tout le monde comme salariés et non pas comme (faux) indépendants à la sauce Uber — et même en CDI, s’il vous plaît !

Sur le plan économique, si les profits n’atteignent plus les sommets de l’année Covid, ils restent tout à fait satisfaisants. Grâce à ces personnes qui pédalent dans le froid, sous la pluie, ou pendant les canicules, et qui se font insulter toute la journée – « sale renoi », « rentre chez toi », « va apprendre le français avant d’aller travailler » Just Eat gagne de l’argent. Mais pas assez. Alors l’ex-gentil P-DG a décidé de mettre fin à l’expérience gauloise.

Just Eat, ce fut jusqu’à 26 villes desservies, et 850 coursiers. Mais tout a fermé, ou presque. Ne reste que Paris, où, comme ailleurs, la direction a multiplié les vexations, histoire de dégoûter les derniers survivants. Leur « hub », où ils pouvaient s’abriter et se réchauffer quelques minutes entre deux courses, a été fermé. Les zones de livraison ont été étendues jusqu’à la démesure.

Argenteuil – Ivry-sur-Seine, Cachan – Saint-Denis, Nanterre – Nation : ce ne sont pas des noms de courses cyclistes, mais les trajets bien réels de ces messieurs, qui peuvent s’échiner sur leur machine plus de 90 km par jour. Dans le cadre du plan de sauvegarde de l’emploi, le nouveau nom orwellien qu’on donne aux plans de licenciements collectifs, des réunions ont certes eu lieu. Mais à chaque question, les dirigeants français éludent : il faudra voir « avec Amsterdam ».

Alors, Amsterdam, les voici. Une réunion se tient le premier jour avec les syndicalistes hollandais de la FNV, la principale confédération du pays, « qui réunit socialistes et catholiques, tandis que les protestants sont restés dans la CNV, beaucoup plus petite », m’explique Els, une permanente belge de la FNV.

Elle décrit en français la situation aux Pays-Bas : un salaire minimum divisé par deux pour les moins de 21 ans, et 3 euros de l’heure pour des gamins de 15 ans ! Les livreurs français sont choqués : « Ah, ouais, c’est abuser » ; « Et le pays, il y gagne quoi à tout ça ? » ; « Ils se font enc… ».

Le lendemain matin, le grand jour est arrivé. Après une dernière discussion dans un café autour de leurs deux avocats français, la petite délégation se dirige vers le siège social de Just Eat, immense bâtiment à la façade vitrée situé dans un quartier tristounet d’Amsterdam.

Vont-ils être reçus ? Et, si oui, par qui ? Personne ne sait. Nos vaillants cyclistes sont accueillis par… Laurence Crevel, une Française qu’ils connaissent par cœur pour « l’avoir pratiquée », comme ils me le diront après, en sa qualité de country manager.

La dame est petite, physiquement cernée. Les deux gars de la sécurité de l’entreprise sont tendus. Mme Crevel exige d’avoir de l’espace, rappelle fermement devant les téléphones qu’elle n’a « pas donné l’autorisation d’être filmée », puis accepte de recevoir une petite délégation.

Nous entrons tous dans le bâtiment. Mon attention est retenue par l’immense écran mural, haut de quatre étages, où défilent les noms et les plans des villes où l’entreprise est implantée. N’assistant pas à la réunion, je rêvasse en regardant les « costumes-cravates » locaux sortir pour aller prendre leur café, eux dont le salaire est littéralement extrait de la sueur, de la fatigue, des douleurs de ces jeunes hommes et des risques qu’ils ont pris, eux qui se prélassent dans les luxueux divans où vient les servir avec une grande application la jeune dame de l’accueil.

En haut, les coursiers et leurs conseils obtiennent une nouvelle date de réunion, le 22 avril, à laquelle doivent enfin assister tous les responsables, français comme hollandais. Je discute avec Jeremy, celui qui est à l’origine de tout.

Né en France, il passe son enfance en Bourgogne, décroche un bac S, puis monte à Paris pour y préparer une licence en mathéma­tiques et informatique appliquée aux sciences sociales. Mais son manque de moyens financiers le conduit à l’échec. Après quelques petits boulots, il se lance dans une formation de gestionnaire de paie, qu’il compte financer en bossant chez Just Eat, où il est depuis 2020.

C’est grâce à cette formation qu’il se rendra compte que Just Eat n’avait ratifié aucune convention collective et que l’accord d’entreprise, signé par seulement 11 salariés, ne res­pectait pas le Code du travail !

Ni le téléphone ni les vélos ne sont fournis, les gars paient les réparations, etc. Mais il y a pire : s’ils veulent bosser trente-cinq heures, ils doivent être disponibles pendant soixante-dix heures par semaine, sous peine d’être sanctionnés.

Suivant les conseils d’une union départementale FO, Jeremy a parcouru la France pour chercher les coursiers « un par un », les a convaincus de voter, et a été élu au comité social et économique (CSE) de l’entreprise. 11 n’est même pas déçu d’avoir fait tout ce trajet pour une simple date de réunion future. « Je ne m’attendais pas à grand-chose », me dit-il, blasé.

Je me permets de rappeler que l’indemnité légale de licenciement, c’est seulement un quart de mois de salaire par année d’ancienneté. Les mecs qui pédalent chez Just Eat depuis trois ans vont donc partir avec moins d’un mois de salaire en poche ! Le risque, pour les livreurs en situation irrégulière, est de recevoir la fameuse obligation de quitter le territoire français (OQTF).

La direction a même été jusqu’à appeler la police lors d’une de leurs réunions. Mais, constatant l’absence de trouble à l’ordre public, « les flics ne nous ont même pas demandé nos papiers », m’explique l’un d’eux. D’ailleurs, tout est venu de là : ce qui a rendu dingues les salariés de la boîte, c’est quand Just Eat France a commencé à déconnecter les comptes des livreurs sans papiers et à les licencier.

Le contraste est saisissant entre le calme de ces nouveaux prolétaires et la lâcheté de ces dirigeants de boîtes où personne n’est responsable de rien — mais où on estime normal d’empocher un salaire de « décideur ». Pendant le trajet du retour, la rame du train est bondée, j’obtiens du contrôleur de poser mes fesses dans les douillets fauteuils de première classe.

Autour de moi, un calme bourgeois règne, si loin de mes nouveaux potes en orange, deux wagons plus loin, qui vont remonter dès demain sur leurs vélos pourris. Je me laisse glisser dans un délicieux sommeil. Prochain épisode, le 22 avril.


Gilles Raveaud. Charlie Hebdo. 17/04/2024


2 réflexions sur “Triste UBÉrisation

    • Libres jugements 23/04/2024 / 20h45

      Tu dis vraie Anne-Marie, mais tout en faisant le constat n’est-il pas utile d’en dénoncer le procédé ?
      Amitiés. Michel

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