Pour G. Vigarello, «Surmenage, stress… sont une des manières d’exister socialement» : Explications.

Alors que la pandémie accentue l’épuisement de nos sociétés, l’historien Georges Vigarello, spécialiste des mentalités et des sensibilités, propose une Histoire de la fatigue. Du Moyen Âge à nos jours.

  • Vous affirmez que, avec la maladie, la vieillesse et la mort, la fatigue serait l’autre empêchement majeur des corps ?

Georges Vigarello  […] De manière anthropologique, il est vrai qu’il y a trois grands obstacles dans l’idée que nous nous faisons de l’existence. Ces trois grands obstacles sont :

  • la mort,
  • la maladie,
  • la fatigue.

Or il se trouve que l’objet fatigue a été peu travaillé par les historiens, alors que de belles histoires de la perception de la mort et des maladies ont été produites, notamment à travers l’œuvre de l’historien Philippe Ariès.

Pour faire cette histoire de la fatigue, j’ai tâché de croiser les textes médicaux, les témoignages des contemporains, les textes de mœurs et de morale, afin de repérer les manières de dire les fatigues.

Ces manières de dire permettent, selon moi, de révéler dans chaque époque son rapport aux corps, de restituer en somme la culture d’une société. Nos modes de fatigue révèlent les manières d’exister socialement.

  • Dans votre dernier ouvrage (1), vous entendez faire la généalogie de la fatigue pour « montrer comment ce qui semble depuis toujours ancré dans les chairs s’inscrit aussi, au fil des siècles, dans les consciences, les structures sociales et leurs représentations ». Comment cela se traduit-il ?

Georges Vigarello Au Moyen Âge, lorsque la fatigue est citée, c’est celle du combattant sur le champ de bataille, ou du clerc qui s’impose des obstacles, comme de ne pas dormir. Les médecins s’intéressent à la fatigue des voyageurs et de ceux qui doivent longtemps cheminer.

À la période classique, en plus de ces fatigues en émergent d’autres dont on ne parlait pas. C’est la fatigue des administrateurs, des intendants de Louis XIV, mais aussi celle des marchands. Ce qui est nouveau, c’est le fait que certains commencent à relever la fatigue d’esprit, celle liée à la préoccupation. Chez les mémorialistes on voit apparaître des expressions nouvelles comme « il était fatigué de subir des demandes ».

René Descartes, dans une lettre à la reine Christine, parle de fatigue intellectuelle et recommande de limiter le temps accordé à la philosophie. D’autres auteurs recommandent de ne pas trop jouer aux échecs, et certains manuels religieux incitent à créer des récréations pour ménager les fatigues intellectuelles. Saint-Simon décrit la fatigue à partir des humeurs bouillonnantes et vertigineuses, selon l’ancienne médecine. Il n’analyse pas encore la fatigue dans son versant psychologique.

Avec les Lumières, au XVIIIe siècle, l’évocation de la fatigue est bouleversée par l’affirmation de l’individu. Jean-Jacques Rousseau fait émerger la singularité du sujet, qui se pose davantage de questions sur lui-même, qui se défait de la surnature et de la religion. Le sentiment d’existence des Confessions s’affirme comme un « Je sens donc je suis ». Naît quelque chose comme un défi pour s’affirmer, une injonction à éprouver les limites de son corps, y compris au moyen de défis de fatigue.

La montagne en est un exemple magnifique. Avant le XVIII e siècle, elle n’existe qu’en négatif, comme territoire hostile à éviter. Avec ces nouvelles représentations, le Mont-Blanc se met à exister comme lieu de défi à gravir et surmonter. Faire l’histoire de la fatigue, c’est à la fois chercher à faire apparaître des profils sociaux originaux mais aussi à repérer des formes de fatigue dont on ne parlait pas.

  • Comment définiriez-vous le concept de fatigue ? Quelle est l’évolution historique des mots qui ont pu la nommer ?

Georges Vigarello Définir la fatigue est très difficile. C’est une question qui nous échappe, y compris dans nos vies quotidiennes. Les mots pour la dire sont très importants. Je m’en suis d’abord tenu au repérage des mots proches, des mots intermédiaires. J’ai repéré « langueur » au XVIIe siècle, « épuisement » au XVIIIe, « surmenage » au XIXsiècle.

Les mots actuels de la fatigue renvoient bien davantage au domaine psychique, au champ de la psychologie. Prenons l’exemple du mot « stress », qui apparaît dans les années 1920. D’abord utilisé par les ingénieurs, il renvoie aux nouveaux matériaux de construction, pour désigner la tension qu’ils peuvent supporter.

À cette époque, le biologiste canadien Hans Selye met en lien l’action des hormones et le stress, en cas de choc reçu par les individus. Le choc à l’origine de ces variations de tension peut avoir des origines variées, comme une agression, un accident, une inquiétude. Il considère les hormones comme des matériaux qui nous protègent et les individus comme des matériaux sous tension. Dans les situations où la tension s’intensifie, ne cède pas, dans les cas où le stress augmente, les individus sont alors débordés, et les hormones se retournent contre eux.

Cela montre qu’avec cette notion de stress les origines de la fatigue et les représentations se diversifient, puisque la notion concerne à la fois les épuisements physiques et les inconforts psychologiques. Plus tard, le « burn-out » s’inventera dans les années 1980, en lien avec l’épuisement professionnel, à partir de l’exemple des soignants, ce qui nous peut apparaître comme une sorte d’anticipation de la situation des soignants d’aujourd’hui face à la crise du Covid-19. Ils sont soumis à de nombreuses pressions et sont menacés de se griller, d’où la métaphore de l’ampoule qui casse.

Le risque de burn-out renvoie à leur position d’impuissance absolue. Les soignants ne savent pas, ils ne sont pas sûrs des thérapies, ils ne connaissent pas bien encore le virus et ses variants, ils vivent avec de nombreuses incertitudes. Ils sont pourtant sommés d’agir. Un autre type de fatigue contemporain est appelé « bore-out ». Il concerne les travailleurs qui se voient mis à l’écart dans leur milieu professionnel ou qui n’y trouvent pas de satisfactions suffisantes.

Il est aussi nommé « syndrome d’épuisement professionnel par l’ennui ». Ces mots nouveaux confirment que la fatigue contemporaine est en grande partie liée au monde du travail et à des pressions psychologiques de plus en plus fortes sur les individus. Sans compter évidemment la fatigue psychologique de ceux et celles qui ne trouvent pas d’emploi du tout…

 […]


Nicolas Mathey -Titre original : « Surmenage, stress… « Nos modes de fatigue révèlent les manières d’exister socialement », explique l’historien Georges Vigarello ». Source (Extrait)


  • Histoire de la fatigue. Du Moyen Âge à nos jours, de Georges Vigarello. Seuil, 480 pages, 25 euros.

2 réflexions sur “Pour G. Vigarello, «Surmenage, stress… sont une des manières d’exister socialement» : Explications.

  1. jjbey 26/02/2021 / 18h54

    On ressent la fatigue au travers d’une baisse d’énergie qui nous porte à nous reposer. Et c’est à ce moment que l’être humain doit s’écouter et se reposer. La société dans laquelle nous vivons ne permet pas de choisir ce moment de repos et impose souvent à l’individu de tenter de résister à cette envie de repos. C’est là que le drame intervient et la perte de contrôle de soi peut entrainer des troubles graves, des accidents………

  2. Pat 26/02/2021 / 22h50

    Contre la fatigue, ils vont bien trouver un vaccin à nous vendre bientôt. faudrait quand même pas continuer à abuser de tous ces jours de congé que nous avons obtenu ces dernières décennies ! Sinon, on peut profiter du confinement (encore un peu) pour … réfléchir à la vie que nous voulons mener demain.

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