Arrêtés et immédiateté.

Extrait des propos tenus par le philosophe Jean-Claude Monod, paru dans Télérama du 08/04/2020.

On attendait les élections municipales et l’arrivée du printemps. Ce fut la bombe Covid-19, le confinement, et la suspension de libertés fondamentales. Des décisions qui, le mois dernier encore, auraient fait l’objet de longs débats au Parlement sont tranchées dans l’urgence.

Le droit est chahuté, la Constitution bousculée, mais il faut, dit-on, nous montrer soudés, responsables et patients. Faut-il pour autant rester silencieux, apathiques, voire éteints politiquement, pour le bien de tous et le salut de la nation? La vie de la démocratie ne saurait abdiquer ses droits ni ses responsabilités, même (voire, surtout) en état d’urgence, rappelle Jean-Claude Monod, chercheur au CNRS et professeur de philosophie politique à l’École normale supérieure.

Décider, délibérer

« L’état d’urgence sanitaire dans lequel nous sommes plongés suspend certaines dimensions de la vie démocratique pour mieux assurer la protection de la population. Classiquement, face à des circonstances exceptionnelles, le premier pilier touché est le partage des pouvoirs. Les prérogatives du Parlement sont amoindries (la loi d’urgence sanitaire du 23 mars a été votée sans respecter le délai habituel des débats) (1).

Les décisions sur l’urgence sont elles-mêmes prises dans l’urgence, et le président, en faisant l’analogie entre l’épidémie et une guerre, a installé le pays dans une logique de mobilisation, la nécessité de faire bloc et de faire vite. […]  …le plus impressionnant est bien sûr la suspension pure et simple de la liberté de circuler et de se rassembler, jamais pratiquée au plan national dans l’histoire française! »

Redéfinir nos libertés essentielles

« La tâche difficile des gouvernements est de trouver la juste mesure entre le risque « vital » et le danger politique d’une privation arbitraire et excessive (en durée ou en intensité) des libertés publiques, l’installation d’une société de surveillance post-démocratique, d’un pouvoir sans contrepoids. Actuellement, nous vivons une mise entre parenthèses radicale de certaines libertés élémentaires.

Cette suspension étant présentée par le corps médical et scientifique comme indispensable pour éviter une hécatombe, l’immense majorité des citoyens l’accepte, également parce qu’on voit que le confinement n’est pas une lubie nationale. […]  Un problème majeur est celui de la proportionnalité entre la menace et les limitations de droits. Ce qui se retrouve aujourd’hui dans la détermination des commerces « essentiels ».  […]

[…]

Démocratie sous cloche ?

« Que certains droits doivent être suspendus pour éviter la propagation du virus est hors de doute, mais il faut s’entendre sur ce qu’on appelle « droits fondamentaux ». Ce n’est pas parce qu’une situation est exceptionnelle, et qu’il existe une très forte acceptation du confinement, qu’il faudrait pour autant bannir toute interrogation sur les libertés. […]

La situation qui vient risque de faire apparaître des questions extrêmes sur l’égalité, sur le choix de ne pas soigner les malades les plus âgés ou de géolocaliser les contaminés, et il faudra que le registre des droits fondamentaux pèse dans la balance ».

Attention, fractures

« […] un autre fossé, plus important, s’est fait jour entre les professions qui ont pu passer au télétravail et se tenir à distance du risque (plutôt les catégories supérieures, les cadres, les professions intellectuelles ou de service) et celles qui sont exposées physiquement au virus, que ce soient les infirmières, les caissières, les éboueurs… Ces dernières semaines ont particulièrement révélé ces inégalités, flagrantes, dans l’exposition à la maladie. […]

La fin du dogme libéral ?

Une étrange impression apparaît aujourd’hui : celle que la nature, la terre, est en train de frapper d’un coup terrible notre frénésie industrielle et commerciale, mettant nos villes à l’arrêt, interrompant le trafic aérien, etc. Ce que les critiques du productivisme industriel n’ont jamais réussi à imposer, l’épidémie l’a fait : elle entraîne des décisions auparavant inimaginables, empêchées par l’invocation systématique des dogmes libéraux, en particulier sur la dette publique et la réduction des déficits. Le marché étant devenu le principal modèle d’organisation de la vie sociale, tout semblait subordonné à l’économie.

Ce schéma est brusquement remis en cause.

Nous découvrons que certains programmes peuvent être lancés quel qu’en soit le coût économique, et d’autres activités restreintes, parce que c’est impératif. Il s’agit là d’un précédent que les défenseurs de la transition écologique n’oublieront pas : en période d’urgence vitale, le pseudo-réalisme économique vole en éclats. Un seuil vient donc d’être franchi.

C’est pendant la Seconde Guerre mondiale que les mécanismes de solidarité sociale et que l’État-providence ont été pensés par le Conseil national de la Résistance. Il n’est pas interdit d’imaginer que quelque chose d’analogue se produise demain.


Propos recueillis par  Olivier Pascal-Moussellard. Télérama. Titre original : « trouver la mesure entre risque vital et privation de liberté ». 08/04/2020


  1. Le délai normal d’examen d’une loi après son dépôt est de six semaines, selon la Constitution. Mais il est ramené à deux en cas de procédure accélérée.

5 réflexions sur “Arrêtés et immédiateté.

  1. jjbey 11/04/2020 / 9h11

    On ne peut sortir de cette situation sans examiner concrètement ce qui s’y est passé.
    Bien des dogmes ont disparus, « Y’ a pas d’argent », si, on en trouve et pas qu’un peu, «  faut réduire les dépenses hospitalières », non, faut les augmenter et même prendre des mesures pour que le personnel de santé en profite et voit son statut revalorisé…
    J’en passe et ce n’est pas Martinez qui est au gouvernement mais ceux qui réduisaient les budgets.
    Ce sont les syndiqués et les personnels de santé que l’on n’a pas écoutés depuis de nombreuses années qui font face à cette situation calamiteuse générée par les coupes sombres successives dont les auteurs semblent ignorer leur responsabilité.

  2. bernarddominik 11/04/2020 / 9h20

    Je reviens sur un des propos de Macron, non nous ne sommes pas en guerre, le virus n’est pas un ennemi à nos frontières, il est une des défenses naturelles de la vie. La régulation de la population fait partie des modes de régulation de la nature, et depuis quelques années nous assistons à la catastrophe écologique due au fait que nous avons substitué nos règles à celles de la nature. Nous devons apprendre à nous défendre face au virus, mais qu’il y ait des décès, c’est une chose qu’il faut accepter, l’homme n’est pas le tout puissant maître du monde. Nous sommes passés sous un régime d’exception, mais est ce la bonne solution ? Celà révèle surtout l’incapacité du pouvoir de mettre en place les moyens adaptés face à un fléau naturel et normal, qui risque fort de se maintenir de façon latente. Il nous faut apprendre à vivre avec. Comme la grippe, et autrefois le choléra ou la tuberculose, à la différence fondamentale que nous en connaissons la nature et le moyen de se protéger. La vie n’est pas un droit, nous ne naissons pas égaux face à la santé et aux handicaps, mais soigner protéger en est un.

    • Libres jugements 11/04/2020 / 11h27

      Bonjour à vous,
      Oui effectivement démocraties sous cloche… alors disons vraiment le mot nous sommes à l’instant présent en réelle dictature…
      Ceci est vrai, toutefois il faut aussi reconnaître que le confinement avec tout ce qu’il comporte comme inconvénient, donne des résultats pour enrayer la propagation de cette épidémie.
      Lorsque l’on voit dans les reportages télé le nombre de personnes passant outre le confinement déambuler sans grand respect de distanciation ni de masque de protection dans les rues, mais aussi de prendre des vacances et je voudrais relater le cas que nous constatons dans l’Ardèche du Sud (ou nous vivons à l’année), l’arriver depuis 4-5 jours d’une cohorte de Belges et hollandais … inverbalisables et se figeant de nos règlement actuels.
      Alors oui les différents arrêtés du gouvernement en cette période « étouffe » les règlements élémentaires de la démocratie. À mes yeux il serait parfaitement condamnables s’ils persistaient au-delà de la fin du confinement.
      Bien à vous
      Michel

  3. tatchou92 12/04/2020 / 17h30

    Je ne suis certaine, que nous allions demain, ou après demain vers « des lendemains qui chantent »… ils pourraient même très lourdement déchanter, comme chacun semble le ressentir… De quels droits disposions nous hier, de quels droits disposons nous aujourd’hui, quels droits et libertés nous manquent actuellement, quels droits nous seront restitués demain, quels droits seront impactés ? Comment réagirons nous ? Nous n’avons pas fini de cogiter, de nous triturer le cerveau…

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