Dans le bras de fer qui l’oppose à Berlin, le gouvernement d’Athènes cherche des soutiens. L’élection de M. Alexis Tsipras a-t-elle profité à ses alliés potentiels ailleurs en Europe ? – Extrait d’un article.
Sur un point au moins, le nouveau premier ministre grec et ses interlocuteurs bruxellois s’accordent : la Grèce ressemble à un domino en équilibre précaire. Chez les seconds, la perspective de son basculement suscitait jusqu’à récemment des images de débâcle financière. Depuis la victoire de M. Alexis Tsipras aux élections de janvier, un autre scénario de contagion les alarme : la propagation de l’idée que l’austérité ne fonctionne pas. Soit précisément ce qu’espère Athènes.
Quelle serait alors la prochaine pièce à tomber ? Très vite, les regards se sont tournés vers ces Etats que les marchés financiers avaient élégamment associés à la Grèce pour forger l’acronyme anglais PIGS (1) (« cochons ») : l’Espagne de Podemos, bien sûr, mais également l’Irlande et le Portugal, deux pays de la périphérie européenne ayant, tout comme la Grèce, fait l’objet de plans de « sauvetage » leur imposant des programmes d’ajustement. Deux pays où se tiendront bientôt des scrutins législatifs (2).
A en croire la droite, au pouvoir dans les deux capitales, ni Lisbonne ni Dublin ne bénéficieraient d’un assouplissement des politiques de Bruxelles. « Nous ne sommes pas la Grèce ! », se plaît à répéter le ministre des finances irlandais Michael Noonan, (…).
En 2014, l’Irlande a enregistré la plus forte croissance de l’Union européenne (+ 4,8 %) et le Portugal s’apprête, selon le président de la Banque centrale européenne (BCE) Mario Draghi, « à récolter les bénéfices des politiques mises en œuvre au cours des dernières années (4) ». A la métaphore du domino, Dublin et Lisbonne préfèrent donc celle de la salle de classe : « Les Grecs pourraient prendre exemple sur l’Irlande, suggère le premier ministre irlandais Enda Kenny. Après tout, nous sommes les meilleurs élèves (5). » Un titre auquel peut également prétendre le Portugal, selon la directrice générale du Fonds monétaire international (FMI) Christine Lagarde (…)
Lancé d’assez haut, même un chat mort rebondit
Selon la Commission européenne, le Portugal se distingue par les coupes opérées dans les programmes sociaux entre 2011 et 2013, les plus sévères du Vieux Continent. Le pays a également fait des merveilles dans le domaine du « coût du travail » : entre 2006 et 2012, nous dit le politiste André Freire, auteur d’une étude sur le sujet (7), « le nombre de salariés percevant le salaire minimum est passé de 133 000 à 400 000, sur une population active d’environ cinq millions de personnes ». Près de 30 % sont privés d’emploi (8). Mais le gouvernement n’entend pas s’arrêter en si bon chemin, pour le plus grand bonheur du Jornal de Negócios. Le quotidien des affaires se félicitait récemment que Lisbonne ait enregistré au troisième trimestre 2014 « la plus forte chute du coût du travail de l’Union européenne » (20 mars 2015).
« Et pourtant, comme en Grèce, la dette continue d’augmenter », soupire Paes Mamede. De 96,2 % du produit intérieur brut (PIB) en 2010, elle a bondi à 128,9 % en 2014. Un tel fardeau conduit à la ponction de 4,5 % de l’ensemble des richesses produites chaque année pour le simple remboursement des intérêts, soit davantage qu’en Grèce, où, grâce au programme d’aide, les taux d’intérêt sont plus faibles… Une récente étude du FMI conclut que le Portugal ne pourra pas respecter les traités budgétaires (9), lesquels prévoient un retour à un déficit de 3 % du PIB et à un niveau d’endettement inférieur à 60 % du PIB. « Contrairement à ce que prétend le gouvernement, le remède ne marche pas », tranche l’économiste.
Une telle situation aurait pu conduire Lisbonne à souhaiter négocier un assouplissement des traités, voire une restructuration de sa dette ; bref, à soutenir la démarche d’Athènes. Mais non : il faut aller plus loin, répond au contraire le premier ministre portugais, pour qui « les réformes des comptes publics et de l’économie constituent un nouveau mode de vie qu’il s’agit désormais d’adopter de façon permanente (10) ».
Selon Tom McDonnell, économiste au sein de l’Institut de recherche économique Nevin (NERI), la récente reprise irlandaise, célébrée par une presse internationale toujours sensible au « modèle irlandais (11) », serait « largement exagérée » (…) Alors que le PIB a reculé de plus de 12 % entre 2008 et 2010, « le pays a perdu un emploi sur sept. Et ceux qui ont été créés sont en général mal rémunérés, à temps partiel et concentrés dans la capitale ».
Il n’en reste pas moins qu’en 2014, le taux de croissance de l’Irlande a suscité la jalousie de Paris, Lisbonne et Athènes. N’accrédite-t-il pas, finalement, l’idée que la « détermination à réformer » (…)
Contrairement aux fardeaux grec et portugais, la dette irlandaise décroît toutefois — grâce, notamment, à la vigueur de la croissance. Dans ce domaine, le pays a enregistré le meilleur résultat de l’Union entre 2013 et 2014 : une chute de 9,4 % pour atteindre 114,8 % du PIB. « Mais les chiffres du PIB irlandais sont trompeurs, poursuit McDonnell. Le poids des multinationales est tel et les profits rapatriés si importants que le PIB surévalue la production de richesse réelle. »
La soutenabilité supposée de la dette irlandaise s’explique par ailleurs par un tour de passe-passe dont on s’étonne qu’il n’ait pas davantage contrarié la Banque centrale européenne (BCE). Incapable de se financer sur les marchés pour renflouer ses banques moribondes (13), Dublin décide en 2010 d’émettre des reconnaissances de dette destinées à permettre aux établissements en difficulté de se financer auprès de la Banque centrale irlandaise. Le tout pour un montant de 31 milliards d’euros, soit environ 20% du PIB. « Dans les faits, il s’agit d’une opération de monétisation de la dette, résume McDonnell. La Banque centrale a tout simplement créé 31 milliards d’euros sur un écran d’ordinateur. » Une opération réputée illégale au sein de la zone euro… (…)
La BCE attend néanmoins de l’île qu’elle régularise sa situation ; Dublin préfère en reporter aussi longtemps que possible la résolution. Pourquoi, dans ces conditions, ne pas joindre sa voix à celle d’Athènes pour exiger davantage de souplesse de la part de Bruxelles et de Francfort ? « De crainte, nous répond le député Seán Kyne, du Fine Gael, qu’un autre pays n’obtienne un traitement préférentiel alors que les Irlandais ont déjà avalé une sévère dose d’austérité. » En d’autres termes : mieux vaut risquer que sa propre situation se dégrade plutôt que de voir Athènes démontrer l’inutilité de l’austérité et le domino grec emporter l’irlandais… (…)
« L’austérité, oui. Mais pas une double dose »
Car un second phénomène renforce ici l’alternance entre les partis traditionnels : la singulière détermination de la droite à aller « plus loin que les objectifs exigés par la “troïka ” », comme l’annonça M. Passos Coelho au soir de sa victoire aux législatives de juin 2011. Certes, comme son homologue français, le Parti socialiste portugais (PSP) (14) a fait davantage que d’autres pour déréguler l’économie et pour privatiser ; certes, c’est le dirigeant socialiste José Sócrates, désormais en prison pour corruption, qui a signé l’accord avec la « troïka » mis en œuvre par son successeur. Pour autant, M. José Vieira da Silva, ancien ministre socialiste, n’a pas tout à fait tort lorsqu’il reproche à ses critiques de gauche de se montrer très injustes : non, le PSP ne mènerait pas la « même politique » que le Parti social-démocrate (PSD) de M. Passos Coelho (qui n’a résolument rien de social-démocrate). Le programme des « socialistes » ? « L’austérité, oui. Mais pas une double dose », fait valoir M. Vieira da Silva… On peut douter du pouvoir mobilisateur d’une telle ambition. Elle semble toutefois suffire à entretenir l’espoir d’une « rupture » chez bon nombre d’électeurs, tout en permettant au PSP de suggérer qu’il n’est ni le Parti socialiste grec (Pasok), en déconfiture, ni Syriza, au programme politique trop « extrémiste » à son goût.
Pour la gauche du PSP, l’exemple grec a toutefois permis de faire vivre l’espoir : un « autre » parti accédant au pouvoir pour mener une « autre » politique. Mais Bruxelles et Berlin se sont employés à compliquer les choses : si M. Tsipras est effectivement parvenu au pouvoir, la chancelière allemande Angela Merkel n’a témoigné aucun enthousiasme à le laisser mener la politique pour laquelle il a été élu.
« C’est toute la question des négociations en cours entre la Grèce et l’Allemagne. Et je m’avoue préoccupé, nous confie M. Octávio Teixeira, militant du PCP, qui pourrait recueillir 10 % des voix lors du prochain scrutin. Si Tsipras impose son point de vue, évidemment ce sera positif pour les forces opposées à l’austérité. Mais s’il capitule, ou s’il fait trop de concessions, alors l’Europe aura démontré qu’il n’y a pas d’autre politique possible. Pour nous, ce serait catastrophique. »
A moins que la détermination d’Athènes ne finisse par conduire à son exclusion de la zone euro. Un scénario que le Sinn Féin redoute. « Si la Grèce sortait de l’euro, analyse M. Eoin Ó Broin, l’un des stratèges du parti, la droite se frotterait les mains : “Votez Sinn Féin, voilà ce qui arrivera !” » Alors que, jusqu’au début du mois de mars, le dirigeant historique de la formation nationaliste Gerard (« Gerry ») Adams ne manquait pas une occasion de rappeler la « relation fraternelle » unissant le Sinn Féin et Syriza, M. Ó Broin concède que, « depuis quelque temps, nous nous montrons plus discrets sur cette proximité ».
Outre son rôle de charnière entre les marchés américain et européen, Dublin profite de ce que l’économiste McDonnell qualifie de législation « particulièrement odieuse » en matière fiscale. Taux d’imposition des sociétés de 12,5 % (contre une moyenne de 25,9 % au sein de l’Union européenne en 2014), profusion de niches favorisant l’optimisation fiscale : l’Irlande devance désormais les Bermudes sur la liste des principaux paradis fiscaux de la planète. « Nous nous comportons de façon égoïste en siphonnant des revenus qui devraient garnir les caisses d’autres Etats », résume McDonnell. Il n’en reste pas moins que, à l’heure actuelle, l’euro profite à l’Irlande. Ou, plus exactement, aux mieux lotis des Irlandais.
« Le Sinn Féin s’est opposé à l’entrée de l’Irlande dans l’euro, reprend M. Ó Broin. Mais en sortir aujourd’hui aurait un coût démesuré. Nous ne nous faisons aucune illusion sur le projet politique de la zone euro, mais nous souhaitons tenter de la transformer de l’intérieur. » Or, dans ce domaine comme dans d’autres, le parti — qui se réclame de la tradition social-démocrate scandinave — se montre prudent. « Les traités budgétaires sont absolument fous : d’un point de vue économique, ils ne tiennent pas debout », insiste M. Ó Broin. Faudra-t-il pour autant les renégocier ? « Nous sommes favorables à une révision complète des textes, mais l’Irlande est l’un des pays les plus périphériques de l’Union. Aux yeux de la Commission, nous ne pesons rien. Notre projet consiste davantage à servir d’allié fiable à des pays du centre — comme la France — qui pourraient chercher à obtenir davantage de flexibilité. » Il faudra sans doute s’armer de patience…
D’ici là, le Sinn Féin se propose de trouver une marge de manœuvre dans le cadre des traités, sans modifier le régime fiscal irlandais. Son projet pour le prochain scrutin ? « Un programme qui ne touche pas à la sécurité économique de ceux qui en jouissent mais qui puisse créer des emplois », détaille M.ÓBroin. Bref, un projet « socialement juste, économiquement crédible et fiscalement responsable », qui n’exclut pas la possibilité de former une coalition avec un parti de droite, dès lors que le Sinn Féin en serait l’élément majoritaire. « Certains diront que nous sommes trop prudents. C’est peut-être vrai. Mais le problème, pour la gauche, c’est qu’elle doit remporter des élections… »
Pour Goldman Sachs, c’est déjà trop : « L’essor du Sinn Féin représente la principale menace pour la croissance irlandaise (15). » La gauche radicale irlandaise — qui aiguillonne les nationalistes à travers la lutte contre l’introduction d’une taxe sur l’eau (lire « Goutte d’eau irlandaise ») — peine à comprendre l’inquiétude des banquiers d’affaires : le Sinn Féin n’a-t-il pas mis en œuvre des mesures d’austérité en Irlande du Nord, où il partage le pouvoir avec les unionistes depuis l’accord du vendredi saint, en 1998 ? M. ÓBroin se défend : « Au Nord, le gouvernement n’est pas souverain : c’est Londres qui nous impose la plupart des mesures, et nous nous employons à les retarder ou à les modifier. » Une situation de tutelle qui ressemble étrangement à celle dans laquelle la dette et les traités européens plongent la plupart des membres de la zone euro. Mais M. ÓBroin balaie l’argument : « Nous avons l’expérience des longues négociations, comme celles qui ont rétabli la paix en Irlande du Nord. Nous savons que cela prend du temps. »
Agencement de dominos ou jeu de mikado ?
En Irlande, le parti le plus proche de Syriza n’en adopte donc pas la rhétorique combative. Rien n’indique que M. Tsipras puisse compter sur davantage de renfort de la part du Portugal, où le PSP semble bien positionné pour remporter le prochain scrutin. Son hégémonie a même convaincu les animateurs de certaines des nouvelles formations hostiles à l’austérité d’envisager une alliance avec lui. (…)
La situation du Bloc de gauche illustre l’impasse dans laquelle se trouvent les forces hostiles à l’austérité quelques mois après la victoire de M.Tsipras. Puisque Bruxelles et Berlin refusent de négocier, dénoncer les politiques européennes, le bipartisme ou la corruption ne suffit plus. Il faut désormais répondre à la question : jusqu’où livrer bataille ? Mener le combat implique-t-il de se préparer à une sortie de l’euro ? La perspective se révèle délicate au Portugal, où l’Europe incarne à la fois le retour à la démocratie, après la longue dictature salazariste, et une porte d’accès au « premier monde ». (…)
Il arrive que l’Europe ressemble moins à un agencement de dominos qu’à un jeu de mikado, chaque joueur tentant d’extraire sa baguette sans être emporté par le chaos général.
Renaud Lambert, Le monde diplomatique – Source
- Portugal, Ireland, Greece, Spain.
- Entre le 14 septembre et le 14 octobre pour le Portugal ; entre octobre 2015 et avril 2016 pour l’Irlande.
- Référence supprimée – « Noonan : “We’re not Greece… put that on a t-shirt” », Independent, Dublin, 23 juin 2011. Reférence supprimée
- Sérgio Aníbal, « Draghi dá Portugal como exemplo da retoma europeia », Público, Lisbonne, 24 mars 2015.
- Mark Paul, « Noonan still cheesy about those Greeks », The Irish Times, Dublin, 6 mars 2015.
- Référence supprimée – Peter Wise, « Greek crisis opens Portuguese faultlines over future of eurozone », Financial Times, Londres, 16 février 2015.
- André Freire, Marco Lisi, Ioannis Andreadis et José Manuel Leite Viegas (sous la dir. de), « Political representation in times of bailout : Evidence from Greece and Portugal », South European Society and Politics, vol. 19, nº 4, Londres, 2014.
- Barómetro das Crises, no 13, Observatório sobre Crises e Alternativas, Lisbonne, 26 mars 2015.
- « IMF Country Report » (PDF), no 15/21, Washington, DC, janvier 2015.
- Diário de Notícias, Lisbonne, 18 mars 2015.
- Lire « Les quatre vies du modèle irlandais », Le Monde diplomatique, octobre 2010.
- Référence supprimée – Martin Wall, « Patients ‘dying unnecessarily’ waiting for hospital beds », The Irish Times, 4 octobre 2014.
- Complément apporté le 11 mai 2015 : lesdites banques avaient préalablement été nationalisées.
- Au pouvoir de 1983 à 1985, de 1995 à 2002, puis de 2005 à 2011.
- Colm Keena, « Rise of Sinn Féin represents main threat to growth, says economist », The Irish Times, 18 mars 2015.
- Bernardo Ferrão « Passos e Tsipras. Cada qual com o seu “conto de crianças” », Expresso, Lisbonne, 28 janvier 2015.
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