Laïcité, la grande confusion

Loin de la loi 1905 qui prônait une simple neutralité vis-à-vis du religieux, la tendance est désormais à son exclusion de l’espace public. L’historien retrace cette bascule.

Au début du XXe siècle, l’avocat Aristide Briand et le président du Conseil Émile Combes s’opposent sur la séparation entre État et religions. Le premier défend une simple neutralité de l’État à l’égard du religieux, le second prône le contrôle des cultes et souhaite expurger l’espace public de toute croyance visible. La loi de 1905 reprendra la vision de Briand.

Cent vingt ans plus tard, celle-ci fait encore débat, et la ligne Combes semble renaître de ses cendres. L’historien belge Vincent Genin y voit un danger. Membre du Groupe sociétés, religions, laïcités (CNRS-EPHE), fondé par Jean Baubérot, il assume préférer une conception libérale de la laïcité. Dans son Histoire intellectuelle de la laïcité, il rappelle la complexité d’une pensée oubliée des protagonistes politiques contemporains et qui, au siècle dernier, se cristallisait déjà dans l’espace scolaire.

  • Pourquoi écrire une histoire intellectuelle de la laïcité ?

Aujourd’hui, sur ce grand sujet, on observe un hiatus entre la parole médiatico-politique et la parole érudite. L’historien et sociologue Émile Poulat distinguait « la laïcité dans les textes » et « la laïcité dans les têtes ».

Nous sommes à une époque où la laïcité dans les têtes domine. Chacun a sa petite idée sur elle. Il y a toujours eu des prises de parole polémiques sur la laïcité, mais son histoire, elle, n’a pas été beaucoup écrite, ou alors par des gens dont on ne parle jamais.

Qui, parmi les éditorialistes et les polémistes plus ou moins philosophes qui s’expriment sur la laïcité, connaît par exemple Jean-Marie Mayeur (1933-2013) ? Ce grand historien a pleinement intégré la loi de 1905 au champ scientifique, et montré qu’elle était un texte d’apaisement.

  • …Mais qui généra immédiatement des tensions !

Oui, quelques accrocs avec l’Église catholique et le pape Pie X. Très vite, la France vote donc des accommodements. En 1923, après des tractations avec le Vatican, on acte ainsi la conformité à la loi des associations diocésaines présidées par les évêques. Le texte de 1905 n’est donc pas un totem, il a été adapté plusieurs fois. Rien n’empêche de continuer à le faire.

  • En quoi les années1980 sont-elles un tournant ?

Le climat du début de cette décennie est très particulier. Au centenaire des lois Ferry sur l’école publique de 1881 et 1882 succède la crise du projet de loi Savary (1984), qui attaque l’enseignement privé catholique. Un million de personnes descendent dans la rue, la loi est abandonnée. Cet échec du camp laïque ravive alors un militantisme qui s’était essoufflé.

Quelques années plus tard, en 1989, l’affaire dite « du foulard islamique » [où deux collégiennes sont exclues de leur établissement à Creil pour avoir refusé de retirer leur voile, ndlr] pousse des intellectuels à publier dans Le Nouvel Observateur une tribune intitulée « Profs, ne capitulons pas !»

Avant cette tribune, les signataires (Alain Finkielkraut, Élisabeth de Fontenay, Élisabeth Badinter, Catherine Kintzler et Régis Debray), ne s’exprimaient pas particulièrement sur la laïcité. Ils continuent de le faire aujourd’hui ! Cette nouvelle génération d’acteurs porte une idée qui ne va pas de soi historiquement, qui consiste à identifier la laïcité à la République.

La laïcité devient alors non plus un principe juridique, mais une valeur cardi­nale, le plus beau joyau de la couronne républicaine. Ce momentum de 1989 marque le début d’un confusionnisme entre laïcité, école, immigration et islam. Une confusion dont on n’est toujours pas sortis.

  • La loi du 15 mars 2004, interdisant les signes religieux ostensibles dans les écoles, collèges et lycées publics, a-t-elle constitué une bascule ?

C’est la loi la plus importante sur la laïcité depuis 1905, bien qu’elle n’en fasse pas mention. À l’époque, des juristes avaient souligné que cette interdiction était contraire au principe de laïcité. On peut dire a posteriori qu’elle a été utile, du moins en apparence, pour sortir de l’ambiguïté, mais elle consacre une vision exclusiviste de la laïcité, concentrée dans le champ scolaire conçu comme un sanctuaire.

Par la suite, le ministre Jean-Michel Blanquer a repris cette vision. Que veut-il dire quand il déclare que les élèves doivent s’habiller « de façon laïque » et adopter des « comportements laïques » ?

La laïcité devient ici un attribut du comportement qui dicte une orthopraxie, notamment sur les tenues vestimentaires. Les expérimentations sur l’uniforme scolaire traduisent d’ailleurs l’idée que la laïcité républicaine devrait agir comme un agent d’uniformisation. J’appelle cela « la République du même ». Or, Aristide Briand, Jules Ferry et Jean Jaurès ne disaient pas que la laïcité demande à tous d’être semblables.

  • Que nous apprennent les premières lois de laïcisation scolaire ?

Il faut déjà rappeler qu’enseignement public laïque et République ne sont pas consubstantiels : sous le second Empire, dans les années 1860, le ministre Victor Duruy porte un projet d’instruction publique, y compris pour les filles alors cantonnées aux cours des congrégations religieuses. Quinze ans plus tard, les lois Ferry n’excluent pas de l’école le religieux dans son ensemble mais surtout sa dimension politique : le cléricalisme.

Dans les programmes, le cours de morale laïque prévoyait, en fin d’année scolaire, des « devoirs envers Dieu », qui variaient selon les instituteurs : un professeur catholique pouvait proposer un cours d’histoire des religions associé à des préceptes moraux, quand un professeur athée rationaliste pouvait tout simplement décider de ne pas aborder cette partie du cours.

  • Aux siècles derniers, on ne tuait ‘pas des professeurs en invoquant une religion…

C’est vrai. Le parcours législatif récent s’inscrit dans une réalité dramatique. La mort de Samuel Paty le 16 octobre 2020, dans un contexte où un projet de loi sur « les séparatismes » était en gestation, amené à la loi « confortant le respect des principes de la République ». Dans la France post-assassinat de Samuel Paty, la lettre qu’adresse Jules Ferry aux instituteurs en 1883- semble inaudible.

Sur l’instruction civique et morale, il recommande : « demandez-vous si un père de famille […] pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment. » En 2024, il ne s’agit pas de vivre dans le monde des bisounours mais de se poser les bonnes questions. On voudrait que la laïcité règle beaucoup de problèmes sociaux qui ne sont pas forcément de son ressort.

  • La laïcité dite libérale ou inclusive semble avoir perdu la partie politique. Pourquoi ?

Il faut noter une mutation du côté de la gauche. À la fin des années 1980, des personnalités comme Michel Rocard ou Jean-Michel Belorgey, spécialiste du sujet au Parti socialiste, défendaient une laïcité de l’apaisement, du dialogue et de la liberté. Si on regarde le discours porté par le Printemps républicain et Manuel Valls — pourtant ancien collaborateur de Rocard — on voit que les curseurs socialistes ont bougé.

De plus, la laïcité inclusive était largement portée par des chrétiens de gauche, qui ont un peu disparu de l’échiquier. Dans le champ politique, il n’y a plus grand monde pour défendre une conception libérale de la laïcité. Celles et ceux qui le font sont minoritaires, vus comme de grands optimistes voire, pour reprendre les mots de Caroline Fourest, comme « les idiots utiles de l’islamisme ».

  • Où sont les intellectuels développant une vision libérale de la laïcité ?

On peut citer les intellectuels Philippe Portier, Valentine Zuber, Jean Baubérot, Jean-Louis Bianco, Nicolas Cadène… En 2021, quelques semaines après l’annonce de la fin de l’Observatoire de la laïcité, présidé depuis 2013 par Jean-Louis Bianco, ils ont créé leur Vigie de la laïcité pour porter « une expertise fondée sur la raison, la connaissance et le débat critique ».

Symptôme de la rupture entre ces intellectuels et le gouvernement : l’Observatoire était un organe administrativement rattaché au Premier ministre ; la Vigie est une structure associative citoyenne. Mon livre veut rappeler l’existence de cette laïcité silencieuse. Elle n’est pas la vérité mais doit pouvoir être entendue dans le champ politique.

  • Vous écrivez que la laïcité risque de devenir l’un des visages du nationalisme. Pourquoi ?

Le politologue Isaiah Berlin (1909-1997), dans sa définition d’un idéal-type du « nationalisme européen en tant qu’état d’esprit », pointait notamment un désir de cohésion qui l’emporte tou­jours sur la singularité. Selon moi, ce nationalisme-uniformisation rappelle la conception dominante de la laïcité qu’on observe actuellement.

Le risque sous-jacent : un désir d’épurer la République des mauvais laïques, considérés comme des mauvais Français. Sur ce plan, il est intéressant de noter que le Rassemblement national, autrefois défenseur de la France catholique, s’est approprié la laïcité comme l’un de ses points cardinaux de référence.

  • Contre cette tentation nationaliste, vous rappelez que la laïcité n’est pas une exception française.

Les discours qui prétendent l’inverse font comme si le reste du monde n’existait pas. Dès 1877, en Italie, la loi scolaire Coppino est bien plus restrictive à l’égard du religieux que les lois Ferry. La Constitution belge de 1831, dans une monarchie où le mot « laïcité » est reconnu par le Conseil d’État, prévoit la séparation entre temporel et spirituel.

Certes, les cultes sont financés par l’argent public, mais rappelons que la loi française de 1905 prévoit le financement public des associations cultuelles… Et quand il défend son texte, Aristide Briand dit s’inspirer des régimes de séparation mexicain, américain et belge.

  • Dans un sondage récent de l’institut CSA, 61% des sondés se disent favorables à une interdiction des signes religieux dans l’espace public. La ligne Émile Combes a gagné ?

Ce chiffre montre que la lame de fond exclusiviste est très puissante. Ces dernières années ont accéléré la confusion entre sphère publique, sphère privée et sphère de l’État. On veut désormais appliquer à la rue la neutralité que la loi impose à l’État, comme si la rue était un ministère. On en viendrait à contrevenir aux principes de 1789 en resacralisant l’espace public, comme sous l’Ancien Régime !

  • Les intellectuels peuvent-ils freiner cette lame de fond ?

Si la laïcité est traitée du point de vue du savoir et de la complexité, elle pourra peut-être revenir vers le politique, allégée du fatras de mythologies et de clichés dont elle est aujourd’hui affublée. Tout ça n’est pas qu’une affaire de voile et de cantine scolaire, l’enjeu est plus grave ! Le risque est que ce désir d’uniformisation veuille se passer du droit.

Que se passera-t-il si l’extrême droite arrive à la tête du pays ? La laïcité, préparée depuis des années à force de glissements sémantiques et politiques, deviendrait-elle le catéchisme idéologique d’un tel gouvernement ? Son essentialisation ne peut que parler à ce mouvement politique en quête de nature et du culte des origines.


Propos recueillis par Élise Racque. Télérama N° 3876. 24/04/2024


5 réflexions sur “Laïcité, la grande confusion

  1. bernarddominik 04/05/2024 / 12h06

    Parfaitement d’accord. Un sujet plus complexe qu’il n’y paraît. Dans ma jeunesse au collège et au lycée il y avait un aumônier un rabin et un pasteur qui assuraient une permanence dans un local mis à leur disposition. Ça a disparu en 1964 ou 1965.

    • Libres jugements 04/05/2024 / 13h30

      La laïcité doit s’exercer dans tous les établissements publics qu’ils soient du ressort de l’éducation nationale comme de tous les ministères, les préfectures, les mairies, les services de police, la justice, tous les bâtiments publics Devrait avoir l’obligation de respecter la laïcité.
      Chaque culte est libre de répandre son prosélytisme Dans les lieux privés qui lui sont dédiés.
      Ne transigeons pas sur Le respect de la laïcité, il en va de la liberté pour chacun d’exercer sa foi ou non, une garantie pour la concorde populaire.

    • tatchou92 04/05/2024 / 21h51

      Oui, en effet, il y avait un aumonier dans mon lycée de jeunes filles, et étant pensionnaire et ne rentrant à,la maison qu’un week end sur 2, j’étais inscrite avec 2 amies de ma classe, aux après midis sympathiques de l’aumonerie, du jeudi et dimanche, regroupant des élèves de plusieurs établissements.
      Nous préférions cette activité, à la promenade, avec une surveillante moins agréable, qui détestait le lèche vitrine et le ciné de 14 heures..
      Par la suite, j’ai retrouvé l’abbé, qui était devenu aumonier de l’Hôpital et de la maison de retraite attenante, qui disposaient chacune d’une très jolie chapelle et d’un oratoire convenant à tous les cultes.
      IL y avait aussi un pasteur protestant, tous 2 très discrets, intervenant dans les services à la demande des patients ou des familles. Ils portaient tous 2 des vétements civils.. nous étions dans les années 1960.

  2. Anonyme 04/05/2024 / 13h55

    Personnellement je suis un libre penseur plutôt athée. xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx

    • Libres jugements 04/05/2024 / 15h02

      Bonjour, je reçois ce commentaire au demeurant Méritante son acceptation grâce à son texte en corrélation avec l’article. Néanmoins, Le commentaire n’ayant pas satisfait à une identification possible est dans un premier temps de censurer. J’en suis pour l’auteur, mais il est nécessaire de respecter la règle édictée par l’administrateur. Michel

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