L’Allemagne rattrapee par son passé.

On pensait ce pays vacciné par son histoire.

  • A la veille des européennes, la voilà pourtant submergée par l a déferlante extrémiste qui touche le continent. Reportage dans l’ex-RDA, où un profond sentiment d’injustice nourrit le vote pou l’AfD, deuxième force politique du pays

Un chapelet de carcasses d’usines s’étire le long de la voie ferrée. Murs effondrés, fenêtres éventrées, invasion de tags et de mauvaises herbes… La ligne entre Dresde et Pirna raconte à sa manière ce qu’a été la Saxe, et ce qu’elle n’est plus. Jadis, dans la seconde moitié du XIXe siècle, sous le Ille Reich et ensuite l’empire soviétique, cette région de l’Est fut le poumon industriel de l’Allemagne. Elle regorgeait de mines de charbon et de fabriques d’automobiles. Aujourd’hui, c’est un des Lânder où on produit le moins de richesses par habitant, où les salaires sont les plus faibles, et l’extrême droite la plus ancrée. Une sorte de Nord-Pas-de-Calais à l’allemande.

Au moment de la chute du Mur, en 1989, c’est même un passé manufacturier datant du XVIIIe siècle que revendiquait la ville médiévale de Pirna, coupée en deux par les eaux capricieuses de l’Elbe, près de la frontière tchèque. Toutes les usines (soie, papier…), même les meubles Hengst, une entreprise familiale centenaire, ont été fermées après la réunification de 1990.

Plus de 5 000 emplois ont été supprimés, 10 000 habitants – des jeunes, des femmes, des diplômés – sont partis en Allemagne de l’Ouest, en Autriche, en Suisse. Sont restés les hommes les plus vieux, les plus en colère, ceux qui se sont jetés dans les bras du populisme. Pirna est devenue la première ville de taille moyenne, 40 000 habitants, remportée par l’extrême droite, l’Alternative pour l’Allemagne (Alternative für Deutschland, AfD). Le nouveau maire, Tim Lochner, un menuisier de 53 ans, a pris ses fonctions fin février. Il veut supprimer le drapeau LGBT+, les parkings gratuits pour les voitures électriques et vérifier la « loyauté » des employés municipaux.

  • Grogne sociale, colère agricole

Mais qu’arrive-t-il à la République fédérale d’Allemagne ?

La troisième puissance mondiale, le moteur de l’Europe, le pays de la stabilité politique et du centrisme, la nation de l’industrie triomphante et du dialogue social inoxydable ? On se souvient de ces publicités de voiture qui vantaient la « Deutsche Qualität ». Et de ces journalistes qui terminaient leur article sur la Mannschaft par la phrase du joueur anglais Gary Lineker : « Le football est un jeu simple : 22 hommes courent après un ballon pendant go minutes et, à la fin, ce sont les Allemands qui gagnent. » L’équipe nationale n’a pas remporté de compétition mondiale depuis sept ans. Et la plupart des voyants du pays sont désormais au rouge. Taux de croissance en baisse de o,3 % l’an passé (le plus mauvais score de la zone euro), piliers industriels – automobile, chimie et sidérurgie – à la peine, grogne sociale, colère agricole…

Il y a surtout cette extrême droite qui n’a jamais été aussi forte depuis la Seconde Guerre mondiale. On pensait l’Allemagne vaccinée par son passé nazi, protégée du risque extrémiste qui menace l’Europe. La voilà rattrapée à son tour.

L’AfD, créée en 2013 par des nostalgiques du Deutsche Mark, enchaîne les victoires électorales. En juin dernier, elle a remporté son premier arrondissement, Sonneberg, en Thuringe. En juillet, sa première mairie, Raguhn-Jessnitz, 9 000 habitants, en Saxe-Anhalt.

En deux ans, le parti a quasiment doublé ses scores dans les sondages : 18 %-20 %, contre 10 avant l’invasion de l’Ukraine. A l’est, notamment en Thuringe, Brandebourg et Saxe – où des élections régionales sont prévues à l’automne -, l’AfD dépasse 30 %. Au Parlement européen, elle risque de décrocher une vingtaine de sièges, deux fois plus qu’aujourd’hui. Alternative für Deutschland représente désormais la deuxième force politique d’Allemagne, derrière les chrétiens-démocrates (CDU). « Nous sommes devenus, comme nombre de nos voisins, un pays qui a peur du déclin, analyse Henrik Uterwedde, de l’Institut franco-allemand de Ludwigsburg. Les Allemands se sentent dépassés par des angoisses multiples, des incertitudes qui se cumulent, la conjoncture économique, la transition énergétique, la guerre en Ukraine. Nous n’y étions ni habitués ni préparés. »

  • Contre le fascisme

L’irrésistible ascension de l’AfD a eu une conséquence inédite dans un pays plutôt calme : elle a fait descendre des millions d’Allemands dans la rue. « Tous ensemble contre le fascisme », « Le racisme n’est pas une alternative », « Liberté égalité fuck AfD ». Ces dernières semaines, des centaines de rassemblements spontanés ont envahi le pays, jusque dans les villages les plus reculés. Ils étaient 50 000 à Dresde le 21 janvier, 150 000 à Berlin le 3 février…

« L’Allemagne n’avait pas connu de manifestations aussi massives depuis la chute du Mur, raconte le politologue Benjamin Hôhne. La majorité silencieuse s’est réveillée. »

A Pirna, le 21 janvier, plus d’un millier de manifestants ont brandi des pancartes barrées d’un « Nous ne nous laissons pas intimider », malgré la présence d’une dizaine d’extrémistes en uniforme militaire qui faisaient le salut nazi. Aux manettes, un collectif créé l’été dernier, « SOE gegen Rechts » « Tu veux t’engager contre les nazis à Pirna et dans les environs ?» interpelle son site internet. Hans (1) 48 ans, queue-de-cheval et pantalon vert, en dernière année de lycée, est un pilier du mouvement. Fils d’un arboriculteur et d’une prof de yoga, il demande à ne pas apparaître sous son vrai nom. « On doit faire attention, la région pullule de militants nationalistes ».

L’électrochoc est venu d’un article intitulé « Plan secret contre ! Allemagne ». Le 10 janvier, le site d’investigation Correctiv révèle que plusieurs responsables de l’AfD et de la mouvance néonazie se sont retrouvés fin novembre pour élaborer un projet d’expulsion d’immigrés, d’Allemands d’origine étrangère « non assimilés » ou ayant aidé des réfugiés… Un déplacement forcé de 2 millions de personnes vers l’Afrique du Nord. La rencontre se tient à Potsdam, non loin du lieu de la conférence de Wannsee sur la solution finale en 1942. Si l’AfD s’affiche depuis longtemps contre l’immigration (1 million de réfugiés du Moyen-Orient ont été accueillis en 2015), si elle revendique son climatoscepticisme et son poutinisme, si elle prône un référendum pour sortir de l’Union européenne et vante le maintien de la femme dans un rôle traditionnel, le télescopage avec les heures sombres de l’histoire u pays provoque un tollé. « Devrait-on ? Doit-on ? Peut-on interdire l’AfD ?», titre le « Tagesspiegel », le journal de Berlin. Le débat arrive jusqu’au Bundestag. Les locaux de Correctiv, dans le quartier de Friedrichshain, à l’est de Berlin, sont placés sous protection policière. « Nous sommes insultés sur les réseaux sociaux, raconte Gabriela Keller, journaliste du site, nous recevons des menaces du style « Hitler vous aurait mis dans une chambre à gaz », un néonazi et un vidéaste complotiste sont même venus sous nos fenêtres. » Depuis la révélation du « plan secret », pas une semaine ne se passe sans nouvelle manifestation et l’AfD a légèrement reculé dans les sondages. Mais beaucoup craignent que sa montée en puissance soit à peine ébranlée.

Dans son bastion de l’ex-République démocratique allemande (RDA), le parti d’extrême droite peut continuer à surfer sur l’héritage en demi-teinte de la réunification. « Au lendemain des deux Guerres mondiales, l’Allemagne avait été démocratique pendant seulement quinze ans, entre 1918 et l’arrivée au pouvoir des nazis, rappelle Anton Hofreiter, député Alliance 90/Les Verts. Les cinq Lânder de l’Est, eux, ne le sont redevenus qu’en 1990. Ils forment une jeune démocratie, pas encore établie. » A Pirna, trente-quatre ans ont passé depuis la réunification, mais les habitants ont toujours l’impression d’être des citoyens de seconde zone, négligés, oubliés. « Le sentiment d’injustice est fort », insiste Merle Spellerberg, élue de la circonscription de Dresde-Bautzen au Bundestag. Les allées pavées du centre-ville ont été rénovées, les bâtiments repeints de toutes les couleurs, l’architecture du temps de la Bohème relustrée… Mais il a fallu attendre le milieu des années 2000 pour que la ville soit desservie par une autoroute. Le secteur industriel n’a jamais retrouvé son niveau, malgré l’installation d’entreprises high-tech. Et les élites politiques et économiques sont souvent importées de l’ouest. « La RDA était habituée à la « sécurité » soviétique : on vous fournit logement, travail et loisirs, raconte le politologue Gero Neugeabauer. La réunification a été une coupure dans la vie de toute une génération d’Allemands de l’Est, ils ont perdu leurs repères. Puis il y a eu le Covid, la guerre en Ukraine… Ils sont fatigués du changement »

Dès la fin des années 1990, Pirna est connue pour les descentes de groupuscules d’ultra-droite, comme les Skinheads de la Suisse saxonne (SSS), interdits en 2001 et chargés de la sécurité des événements du parti néonazi NPD, qui remporte 8 sièges en Saxe en 2009. La région est également le berceau du mouvement Pegida, qui milite contre l’« islamisation de l’Occident ». Le long de Lange Strasse, une des rues principales de Pirna, des déchets sont régulièrement déposés devant les locaux d’AG Asylsuchende, une association d’aide aux réfugiés, et les vitres des bureaux de Christopher Street Day, un mouvement LGBT+, recouverts de crachats. Luca (1), 25 ans, mèche blonde, paquet de chips dans une main, est employé dans un magasin de vêtements du centre-ville. Il « approuve » ce qui se déroule à quelques centaines de mètres de sa boutique, et a voté « sans hésiter » pour le nouveau maireTim Lochner. Pour lui, trop d’argent est versé aux étrangers et à l’Ukraine. C’est le fameux slogan de l’extrême droite : « Deutsches Geld für Deutsche » (« l’argent allemand aux Allemands »).

2024, « annus horribilis », comme l’annonce « Der Spiegel » ? « Nous découvrirons ce que signifie avoir peur des résultats d’une élection », écrit le magazine. En plus des européennes et des régionales, les Allemands voteront pour les maires et conseillers d’arrondissement dans neuf des seize Linder. « Le travail mémoriel sur le nazisme a été intense à l’Ouest. A l’école, dans les familles, dans les médias, on s’est demandé : « Comment faire pour que cela n’arrive plus jamais ? »A l’Est, être anti-fasciste était la doctrine imposée par l’État, moins une question de conviction, conclut Britta Sandberg, journaliste à l’hebdomadaire. Aujourd’hui, ces barrières s’effondrent dans l’ancienneRDA, mais aussi dans une moindre mesure dans tout le pays. »


Nathalie Funès. L’Obs N° 3104. 28/03/2024


2 réflexions sur “L’Allemagne rattrapee par son passé.

  1. bernarddominik 07/04/2024 / 11h34

    Le spectacle entre Dresde et Pirna est le même qu’entre Aubagne et Marseille: une cinquantaine d’usines qui ont fermé Rousselot Ripolin GMC Couleurs de Paris Proceram Procida Rhône Poulenc Nestlé Coder Bonna …etc
    Les emplois industriels remplacés par ceux de manutentionnaire caissières chomeur et autres petits boulots. Le vote RN y a remplacé le vote PCF. Le libéralisme économique a détruit la cohésion sociale

  2. tatchou92 07/04/2024 / 17h51

    Je ne suis pas du tout étonnée : j’étais allée à MERSEBURG, notre « ville soeur » de RDA en délégation à plusieurs reprises, en avion, et en train.
    -J’avais été surprise d’apprendre que l’avion que nous allions prendre à Orly, nous emménerait à l’aéroport Schipol d’Amsterdam, pour une escale avant de prendre un avion hollandais, autorisé à survoler le territoire de la République Fédérale, interdit à la compagnie est-allemande. Atterrissage à Berlin est. Nous étions en 81 ou 82.. Transferts en voiture..
    – Par la suite, voyage en train , en 1986 jusqu’à Francfort am Main RFA, puis prise d’un train RDA avant la frontière et inspection des passeports, avec indication de l’obligation de dépense quotidienne de 25 marks est allemands par jour, à régler…
    – A notre retour, même inspection, et demande de restitution des marks restants, ceux-ci étant « acquis  » la république démocratique…
    Si les personnes en âge de travailler, ne pouvaient faire de tourisme dans l’Europe de l’ouest.. uniquement dans les pays « frères », les retraités pouvaient exceptionnellement venir en France sur invitation, hébergement.. Nous avions ainsi reçu un ancien professeur de français, et une amie interprète, autorisée à exercer à la Catho de Lille, venue en Région Parisienne pour l’occasion.
    – Après la tombée du mur, les événements se sont précipités :les soviétiques sont partis, les anciens édiles de Merseburg ont été arrêtés, comme d’autres… Une partie de la population bien formée, diplomée a migré en RFA et tristesse et nostalgie se sont installées.. et on assiste à un changement radical des esprits.. le lien avec les autorités de Merseburg a été rompu et chacun a vieilli avec nostalgie..

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