Se libérer du libre échange ?

Le libre-échange est-il encore la boussole qui guide les Européens dans leurs relations avec le reste de la planète ? Dans les années z000, la « mondialisation heureuse » triomphait, les gouvernements de l’Union n’avaient qu’un objectif en tête : ouvrir de plus en plus de frontières pour stimuler les échanges interna­tionaux. Et profiter des avantages théorisés par Adam Smith et David Ricardo : chaque pays se spécialise dans les produits qu’il fabrique le mieux, pour en tirer des gains de pouvoir d’achat et d’efficacité économique.

Cette logique a fonctionné au moins partiellement : les industries les plus performantes, comme celles de la voiture et de la machine-outil en Allemagne ou du luxe en France, se sont imposées mondialement. Les pays européens ont pu importer d’Asie textiles ou téléphones à des prix de plus en plus réduits, compensant ainsi le ralentissement des salaires intérieurs.

Des classes moyennes ont émergé dans ces pays-usines, dont l’industrie est devenue plus sophistiquée au fil des ans. La Chine est désormais le numéro un mondial de la voiture électrique, mais également un concurrent potentiel d’Airbus avec son avion Cornac C919, ou de la tech américaine, avec ses TikTok, Shein et Alibaba.

La menace a fini par réveiller Washington. Pour contrer l’offensive chinoise, les États-Unis de Trump ont relevé leurs tarifs douaniers. Puis Biden a réarmé l’industrie yankee grâce à l’Inflation Reduction Act (IRA), un plan qui subventionne massivement les investissements américains dans les nouvelles énergies et abaisse fortement les coûts de production.

Et voilà que les Européens découvrent enfin l’ampleur du problème : « Nous ne pouvons pas être seulement un marché unique, écrit le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, dans son dernier ouvrage, « la Voie française » (Flammarion). Les citoyens européens aspirent à être bien autre chose qu’une foire de consommateurs, ou de marchands. L’Union européenne, ce n’est pas la Ligue hanséatique en grand. »

Le gouvernement français s’oppose au Mercosur, accord commercial européen avec l’Amérique du Sud. Logiquement, il devrait se réjouir aussi de la belle farce que lui ont faite les sénateurs, qui, dans une union sacrée de la gauche et de la droite, ont rejeté le Ceta, accord de libre-échange avec le Canada, appliqué depuis 2017 sans jamais avoir été ratifié par le Parlement…

Pourtant, sans craindre la contradiction, Emmanuel Macron défend ce deal, même s’il n’a pas eu d’effet probant sur nos échanges et qu’il suscite des craintes sur la qualité de ce que nous achetons notamment la viande canadienne. S’il tient à le maintenir en vie, le pouvoir devra prendre un risque politique : il faudra obtenir un vote positif des députés, puis des sénateurs, ce qui semble impossible compte tenu du nouvel état d’esprit des parlementaires.

Même les industriels se rebellent. Luca de Meo, directeur général de Renault, s’est fendu d’une lettre pour alerter Bruxelles. « Pilier de l’économie européenne, l’industrie automobile est menacée par l’offensive des voitures électriques chinoises », écrit-il. Il s’agit d’éviter aux constructeurs européens la bérézina qu’ont subie les fabricants de panneaux solaires rayés de la carte européenne par la concurrence du titan asiatique.

L’an dernier, l’économiste Jean Pisani-Ferry résu­mait l’enjeu dans sa chronique pour Terra Nova : « Les Européens vont-ils développer leur propre version protectionniste de l’Inflation Reduction Act » de l’administration Biden et se lancer dans la course aux subventions publiques, comme les États-Unis et la Chine ? Ou bien, en s’appuyant sur l’ADN du projet européen, vont-ils riposter à l’aide des instruments de la compétition économique et des règles du commerce ? »

La question reste en suspens. Coincée entre une Chine ultra-compétitive et une Amérique qui investit toujours plus et dispose d’une énergie bien moins chère, l’Europe devrait pourtant changer de point de vue. Le temps du commerce roi est terminé…


Claude Soula. L’Obs N° 3104. 28/03/2024


2 réflexions sur “Se libérer du libre échange ?

  1. bernarddominik 04/04/2024 / 14h13

    Oui tout à fait. Si l’UE ne change pas ses entreprises disparaîtront face à une concurrence où le prix de vente est décoréllé du prix de revient.

  2. tatchou92 04/04/2024 / 20h52

    Et nous avons sacrifié toute l’industrie du pays (textile, métallurgie, chaussures, Faure, Arthur Martin, Deville, une partie de l’automobile, je pense notamment à Renault à Billancourt.., nos chercheurs se sont expatriés et la plupart de nos médicaments sont importés… le chômage a grimpé, la misère aussi et tout un savoir faire remisé.. Et demain ?

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