DESSINEZ, CRÉEZ, LIBERTÉ

Depuis 2015, dans le cadre des actions de Dessinez Créez Liberté (DCL) (1), association d’éducation aux médias et au dessin de presse cofondée par SOS Racisme et Charlie Hebdo, la journaliste Agathe André va à la rencontre de publics placés sous main de justice.

En centrale, en maison d’arrêt, au sein de parcours estampillés « Médias et désinformation » ou « Laïcité et vivre-ensemble » au cours de stages de citoyenneté ou de prévention de la radicalisation.

Agathe André : Ma mission, telle que je la conçois depuis le début, c’est de m’appuyer sur le dessin de presse pour débattre de tous les sujets d’actualité. C’est de relater l’histoire de la caricature politique et anticléricale pour déconstruire les préjugés et les postures de défiance à l’égard des dessinateurs en général et de Charlie en particulier. C’est de faire comprendre cette nuance, si subtile, si pertinente, entre la critique d’une idée ou d’une croyance et l’incitation à la haine.

C’est de démontrer que dénoncer l’intégrisme n’est pas du racisme, mais du bon sens. C’est fournir des réflexes à adopter face à un dessin d’actualité, car on ne peut l’interpréter sans le recontextualiser. C’est discuter de cet humour façonné par notre éducation, nos expériences et nos tabous qui fait que l’on ne rit pas des mêmes choses. C’est essayer de faire face aux polémiques et à l’ignorance sans céder à l’émotionnel. C’est apporter la preuve de l’efficacité du langage, du débat et de l’esprit critique.

Je n’ai pas la prétention de déradicaliser qui que ce soit. Déjà, personne ne s’entend sur une définition de la « radicalisation », certains préférant parler de « passage à l’acte violent » ou d’« idéologie violente » ou de « prosélytisme offensif ». Ensuite, je viens parler de liberté d’expression et de Charlie Hebdo, de liberté de la presse et de pluralité des opinions, de liberté de conscience et de laïcité.

C’est dire si mon objectif n’est pas de chercher à modifier les convictions des uns et des autres ou de les forcer à penser comme moi, ce qui me rendrait aussi rigide et rigoriste que les fanatiques que je dénonce ! Sur ce point, je rejoins la vision du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) : « désengager et réinsérer » plutôt que « déradicaliser », le désengagement correspondant à un renoncement à la violence.

Je passe mon temps à aller les chercher : « Tant mieux si nous ne sommes pas d’accord, le monde serait triste à mourir si nous avions la même vision du monde, mais expliquez-moi pourquoi vous n’êtes pas d’accord avec ce dessin. Oui, vous avez le droit de ne pas aimer Charlie Hebdo, de trouver sa ligne éditoriale minable, ses dessins putassiers, de ne pas l’acheter, mais lisez-le au moins une fois pour savoir de quoi vous parlez ! »

En quartier d’évaluation de la radicalisation, il y a des ateliers de « contre-discours radical » animés par des médiateurs du fait religieux ou des aumôniers, c’est exactement ce que nous faisons dans le cadre de la prévention primaire de la radicalisation en détention ou en milieu ouvert, et le dessin se révèle être un support de discussion d’une efficacité redoutable.

L’idéal est une séquence pédagogique de six séances de deux heures minimum, dont deux séances sont réservées à la rencontre avec un dessinateur de presse, pour conclure le parcours par un atelier de dessin.

La première séance est essentielle : on se renifle, les détenus et moi. Je raconte mon parcours professionnel, je montre quelques reportages à l’étranger réalisés pour Charlie Hebdo. Et quand j’évoque le titre, en fonction de l’attitude des uns et des autres (silence gêné, murmures horrifiés, enthousiasme débordant), je vois tout de suite à qui j’ai affaire et je poursuis, naturellement, en leur montrant l’exemplaire de la semaine et en le laissant circuler — certains l’ignorent, d’autres se marrent à la vue des quéquettes.

La deuxième séance est consacrée aux différentes formes du dessin de presse : l’illustration, le reportage dessiné avec, par exemple, l’analyse d’une planche de Tignous et de Gros issue du livre Murs Murs (2), le croquis d’audience avec la diffusion d’une vidéo réalisée avec Boucq, dessinateur du procès des attentats de janvier 2015 (3). C’est l’occasion de parler de ces attentats, de rappeler les faits et de discuter avec eux des motivations des terroristes.

La semaine dernière, l’un des gars a reconnu Willy Prévost croqué par Boucq : il m’a raconté qu’il connaissait très bien Coulibaly quand il était gosse, qu’il allait lui chercher des canettes sur demande : « Coulibaly, c’était un caïd, c’est la prison qui l’a rendu comme ça, fou avec Dieu ! » Il voulait absolument savoir où trouver la vidéo pour la faire suivre à ses potes de Grigny.

À la fin des deux jours, il vient me voir et il me dit : « C’était trop intéressant, faudrait trop que vous veniez à Grigny pour leur parler de tout ça, mats bon, si vous parlez de Charlie Hebdo là-bas, vous êtes morte ! » Je lui réponds que DCL intervient déjà dans certains établissements de la ville depuis six ans et que tout se passe bien. Il était ultra-fier.

La troisième séance est consacrée à la dernière forme du dessin de presse : le dessin satirique et la caricature, à son histoire du Moyen Âge à aujourd’hui, en insistant sur la période de l’essor des journaux anticléricaux et les caricatures antireligieuses de Hara-Kiri et Charlie Hebdo, pour m’arrêter sur la « une » de Cabu « Mahomet débordé par les intégristes. C’est dur d’être aimé par des cons… », qu’on décrit et qu’on recontextualise.

Puis je diffuse le documentaire Charlie 712. Histoire d’une couverture (4), un documentaire qui met tout le monde d’accord et qui soulève plein de réactions : « On voit qu’ils prennent du plaisir à dessiner mais que c’est difficile de trouver une bonne idée », « C’est triste parce qu’ils n’arrêtent pas de rire en disant qu’ils vont sauter », « L’islamisme, c’est comme un chien enragé… quand la chaîne casse, il vous dévore. C’est ce qui est arrivé à Charlie. »

L’atelier mené par le dessinateur permet de traiter de dessins en lien direct avec l’actualité et de transformer la salle en conférence de rédaction : revue de presse, thématiques et actualités à traiter, mises en situation. Quand les détenus prennent le crayon, c’est un moment de grâce. Dans le cadre d’une action autour des violences en général, et des violences intrafamiliales et sexistes en particulier, un détenu a titré son dessin « L’Aïd-el-Carotte », où il voulait dénoncer la violence rituelle de l’Aïd-el-Kébir. « Le spectacle du sang du mouton m’a traumatisé quand j’étais petit ! Alors, j’ai imaginé la mise à mort d’une carotte, où l’Aïd serait un rituel végane ! »

À Châlons-en-Champagne, avec la PJJ et la Duduchothèque, on a monté des super projets autour de l’oeuvre de Cabu. Cette année, ce sont les dessins de l’expo « Harcèlement scolaire. Des dessins pour en parler (5) » réalisés par le collectif Marge, qui se révèlent être une formidable porte d’entrée pour initier la jeunesse au dessin de presse, pour adopter des clés de lecture et saisir l’exercice du second degré avant de traiter les thématiques plus sensibles relatives à la religion dans la caricature.

Dès qu’on touche aux croyances, c’est ultra-sensible, c’est comme si on s’attaquait à leur identité. « C’est quoi votre religion ?» est généralement la première question qu’on me pose. Je refuse, bien sûr, d’y répondre, en insistant sur le fait que la foi relève de l’intime et que je ne veux pas savoir quelle est la leur, que pour moi ils sont des citoyens avant d’être des croyants. Après les attaques terroristes du Hamas le 7 octobre dernier, j’ai eu 12 jeunes déchaînés qui m’acculaient : « Si vous voulez pas répondre, c’est que vous êtes juive ! », « Vous êtes juive ! », « Elle est juive, c’est sûr ! »

Le lendemain, on en a profité pour revenir sur la liberté de conscience — beaucoup ne comprennent pas qu’on puisse ne pas croire en Dieu — et préciser la différence entre l’antisémitisme et la critique, légitime, de la politique israélienne. Depuis huit ans, avec DCL, on met les mains dans le cambouis, on aborde tous les sujets qui fâchent sans paternalisme ni angélisme, et les acteurs de la pénitentiaire nous rappellent d’une année sur l’autre. Je crois que ça fonctionne parce qu’on ne prend pas nos publics pour des cons.


Propos recueillis par Laure Daussy. Charlie hebdo. 03/01/2024


  1. Tous les outils pédagogiques sont à disposition gratuitement et sur demande sur le site de DCL dessinezcreezliberte.com
  2. Murs Murs. La vie plus forte que les barreaux, Tignous et Gros (éd. Glénat).
  3. Toutes les vidéos pédagogiques à retrouver sur la chaîne YouTube de l’association : youtube.com/@ dessinezcreezliberte-assoc6369/videos
  4. Charlie 712. Histoire d’une couverture, documentaire de Philippe Picard et Jérôme Lambert, sur cabu-officiel.com
  5. dessinezcreezliberte.com/fiches-decryptage/expositionspedagogiques

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