Une étude glaçante

Fuir des violences sexuelles, et les subir de nouveau sur sa terre d’accueil.

Cette récurrence des actions subies par les femmes migrantes, le docteur Jérémy khouani, médecin généraliste, la constaté au fil de ses consultations dans une maison de santé à Marseille.

En 2019, avec une poignée de collègues généralistes et enseignants-chercheurs comme lui, ils en ont assez d’« entendre toutes les semaines, tous les jours parfois, des patientes demandeuses d’asile raconter les violences sexuelles subies en France. Nous avons eu envie, et besoin, de chercher comment transformer ces histoires terribles en données concrètes et efficaces, pour tenter d’améliorer la prise en charge ».

En partenariat avec l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille et l’Office français de l’immigration et de l’intégration, ils ont mis sur pied une étude conduite durant six mois auprès de 273 demandeuses d’asile arrivées depuis un à deux ans, venues pour moitié d’Afrique de l’Ouest, pour l’autre moitié du Moyen-Orient, d’Asie ou d’Europe. Publié dans la prestigieuse revue britannique The Lancet (2) en septembre, leur travail confirme en chiffres ce qu’ils voient dans leurs cabinets : une surexposition specta­culaire de ces femmes aux violences sexuelles, sur le sol français.

« Au cours de la dernière année, 4,8 % des femmes interrogées ont subi un viol en France. C’est dix-huit fois plus que la population générale ; 75,6% de ces femmes avaient déjà connu des violences sexuelles avant leur arrivée, et elles en vivent de nouveau dans notre pays. Nous avions besoin de données précises, maintenant nous les avons. »

Ces résultats s’inscrivent dans ce que la géographe Camille Schmoll (1) (directrice d’études à l’EHESS), qui a étudié la trajectoire des femmes en migration, appelle « un continuum de violences ». « À celles subies par tous les migrants, s’ajoutent pour les femmes des violences sexuelles, systématiques sur le trajet migratoire. Elles ont souvent commencé avant leur départ : les violences de genre sont l’une des causes de la migration — les mariages forcés, les mutilations sexuelles, les conjoints violents… —, mais aussi, bien souvent, l’impossibilité pour les femmes de faire des études, de choisir leur compagnon, leur travail. »

Le fait d’avoir été victime de violences sexuelles est un facteur de risque d’en subir à nouveau : cette corrélation est documentée par l’Organisation mondiale de la santé, pour toutes les victimes. Parmi celles de l’étude marseillaise, « sur dix-sept femmes violées au cours de l’année, quinze l’ont été plus d’une fois, précise Jérémy Khouani. Leur vulnérabilité est repérée par des agresseurs. Et si elles sont vulnérables, c’est notamment parce qu’elles ont dû fuir leur pays, qu’elles ne parlent pas français, qu’elles sont en proie à une instabilité administrative, et très isolées. »

Un isolement qui s’illustre dans une donnée surprenante : contrairement à la situation observée en population générale, la plupart des victimes ne connaissaient pas leur(s) agresseur(s). Si l’absence de logement stable aggrave la vulnérabilité, une victime sur trois était, au moment de son agression, hébergée dans le dispositif national d’accueil — qui ne constitue donc pas une protection.

La solitude et la fragilité de ces femmes entravent leur accès aux divers systèmes d’aide, pourtant déployés sur le territoire. « Quand elles subissent des violences sexuelles, moins d’une sur dix consulte un médecin. Une sur cinq se confie à un juriste ou un travailleur social, un quart à des amis. Plus de la moitié d’entre elles (53%) n’en parlent à personne », détaille Jérémy Khouani.

Un choc pour lui et ses collègues : « Nous devons travailler le lien pour que ces femmes viennent nous voir et nous identifient, nous, médecins, comme une ressource ».

L’allongement des parcours migratoires aggrave les dangers encourus, qui se multiplient, au risque de la banalisation, explique Camille Schmoll. « Avec des voies légales de migration de plus en plus restreintes, les routes sont plus longues, hachées, interrompues par des retours en arrière, des périodes de détention. Tout le long de leur route, qui dure parfois plusieurs années, les femmes sont agressées, violées, emprisonnées, torturées, séparées de leurs proches. À l’arrivée, beaucoup sont enceintes ou accompagnées de jeunes enfants, fréquemment nés de viols. Elles sont traumatisées, et les conditions de leur prise en charge psychologique ne sont pas réunies. Or on sait que les traumas non traités sont un facteur de répétition des violences. » Exposées à du chantage sexuel — 27,9% des femmes de l’étude marseillaise en ont connu, pour obtenir un logement, un travail, de l’argent —, à la prostitution forcée ou non, ces femmes doivent de plus, depuis 2019 et comme tous les étrangers arrivant sur le territoire, attendre trois mois avant de pouvoir bénéficier de la protection universelle maladie. Une précarité de santé qui s’ajoute à la précarité économique, juridique, affective. « Certaines ne demandent même pas l’asile, alors qu’elles seraient susceptibles de l’obtenir, parce qu’elles sont mal informées, qu’elles ont peur, qu’elles cherchent avant tout à trouver du travail, à scolariser leurs enfants », détaille Camille Schmoll.

Pour celles qui déposent une demande auprès de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), le fait d’avoir été victime de violences sexuelles peut être un motif de protection, mais ce n’est pas automatique. « Si elles sont advenues pendant le trajet migratoire, ces agressions ne sont souvent pas considérées comme une raison d’octroyer l’asile », poursuit la géographe.

Quant aux mutilations génitales, qui concernent plus de 40% des femmes de l’étude marseillaise, elles ne donnent pas automatiquement droit à un statut de réfugiée. C’est le risque d’en subir qui est examiné par les autorités françaises.

À Marseille, Jérémy Khouani voit régulièrement une patiente adulte excisée qui a fait appel du refus de l’Ofpra : elle n’a pas réussi à démontrer que sa fille de 7 mois court le risque d’être mutilée à son tour si elles rentrent dans leur pays d’origine.

Une autre patiente l’a particulièrement marqué : « Une fillette à qui l’asile a été refusé parce qu’elle était déjà excisée. Pour constituer son dossier d’appel, son avocate m’a demandé de certifier médicalement que dans sa vulve il reste de la chair qui lui fait courir de nouveaux risques de mutilation si elle est renvoyée. J’ai dû faire cet examen à une minotte de 11 ans. Elle a obtenu la protection de la France mais je pose la question : veut-on que, dans notre pays, les choses se passent ainsi ?»

En dépit de l’extrême dureté des situations auxquels il est confronté, Jérémy Khouani veille à «ne pas tomber dans la victimisation systématique », ses patientes, comme à ses étudiants qui suivent le module sur les violences faites aux femmes (obligatoire pour les internes en médecine générale), il le répète : « Le fait de violence ne définit pas la personne, elle ne se résume pas à ce qu’elle a subi. »

Une préoccupation partagée par Camille Schmoll : « Nos politiques d’accueil doivent être attentives aux risques spécifiques encourus par les femmes, mais il est essentiel de voir, aussi, qu’elles font preuve d’une volonté et d’une capacité d’autonomie exceptionnelles. »

Près de la moitié des personnes migrantes dans le monde sont des femmes. Elles représentent 30% des demandeurs d’asile en Europe, et 10 à 20% des personnes traversant la Méditerranée. « C’est une proportion significative, pourtant elles sont presque invisibles », remarque Camille Schmoll.

Placées dans les niveaux inférieurs des navires (les cales), ou au centre des bateaux pneumatiques, les femmes sont souvent absentes des images de débarquement. « Leur position s’explique parfois par une volonté de protection, de mise à l’abri par rapport auxhommes du voyage, mais en réalité elles occupent les endroits des bateaux les plus dangereux ».

Lors des naufrages, les occupants des cales sont condamnés ; et au centre des ponts le mélange d’essence et d’eau salée brûle l’épiderme plus qu’ailleurs. Les femmes savent rarement nager, « elles sont souvent enceintes ou accompagnées d’enfants, qu’elles allaitent parfois, et elles sont moins libres de leurs mouvements que les voyageurs masculins. En mer Méditerranée, la mortalité des femmes est supérieure à celle des hommes. »

L’expérience — l’épreuve — physique de la migration marque tous les corps, et singulièrement ceux des femmes. « Ce sont des corps qui souffrent, qui se transforment : la grossesse bien sûr, mais aussi les menstruations — on commence à savoir combien c’est crucial dans la vie des femmes au quotidien, c’est vrai aussi pendant les traversées, observe Camille Schmoll.

Ils sont aussi marqués par l’expérience de la surmortalité féminine : les migrantes sont des rescapées qui vivent avec les fantômes de celles qui sont mortes en route. Elles sont aussi des corps qui soignent, nourrissent, portent les autres : c’est vrai en route, et cela le reste une fois en France.

Il suffit d’aller dans un hôpital, un Ehpad ou un parc où les enfants jouent avec leurs nounous, pour voir ces femmes actives, présentes et nécessaires au coeur de nos sociétés. Notre défaillance à les prendre en charge ne fait que retarder l’accomplissement de leur autonomie, au bénéfice de tous : le leur évidemment, mais aussi celui de toute la société. »

Depuis la publication de l’étude dans The Lancet (1), l’équipe de Jérémy Khouani « se tient à la disposition de toute institution » qui s’intéresserait à ses conclusions. Contactée par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, elle lui a fait part de son travail — à la veille du deuxième Forum mondial sur les réfugiés, en décembre 2023. Des ONG, des associations, des groupes de soignants, des responsables de centres d’hébergement (jusqu’en Suisse) ont aussi pris contact.

Rien en revanche du côté de l’Ofpra, de la Cour nationale du droit d’asile (qui examine les appels contre les refus) ou du ministère de l’Intérieur. Ni d’aucun responsable politique. Jérémy Khouani le regrette : « Nous serions grandis, collectivement, si nous pouvions nous saisir de ces sujets en dépassant l’approche purement sécuritaire, ose le médecin. La prise en charge des personnes vulnérables dit quelque chose de notre collectif »


Juliette Bénabent. Télérama n° 3852. 08/11/2023


À lire pour plus amples infos

  1. Les Damnées de la mer. Femmes et frontières en Méditerranée, Camille Schmoll, éd. La Découverte, 2020, 248 p., 20€.
  2. « Incidence of sexuel violence among recently arrived asylum-seeking women in France : a retrospective cohort study », The Lancet, le 17 sept.

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