Est-ce un symbole politique ?

… Oui pour les passéistes, historiens, le devoir de mémoire ; non pour les pacifistes, les anars…

Ils sont dans tous les villages, et font tellement partie du paysage qu’on n’y prête plus guère attention. On oublie même que leur érection a été le fruit d’affrontements politiques très virulents. Cela, depuis plus d’un siècle.

En fait, au lendemain de la Première Guerre mondiale, les monuments aux morts furent une sorte de compensation pour les familles. Car les soldats se sont non seulement fait tuer, mais leurs corps ont été, de plus, confisqués par l’armée, comme l’explique Élise Julien, enseignante-chercheuse en histoire à Sciences Po Lille : « L’État voulait les garder dans les cimetières militaires, pour dire que ces morts restaient mobilisés, et qu’il y avait une égalité de traitement entre tous les combattants. Mais les familles réclamaient le droit de les récupérer pour les inhumer dans le caveau familial.»

Dessin de Zorro – Charlie Hebdo 09/11/2022

On a ainsi vu des familles partir clandestinement déterrer, de nuit, des corps sur les champs de bataille et les ramener dans les cimetières civils. Pour éviter ça, le monument aux morts sur la place du village, avec les noms gravés dans la pierre, tenait lieu de « compensation » à l’absence des corps.

Après la guerre, la plupart des anciens combattants, de tout bord politique, sont devenus pacifistes — et on les comprend.

Cependant, entre pacifistes de gauche et pacifistes de droite, il y eut quelques nuances. Notamment à propos de l’emplacement du monument. En raison de la séparation des Églises et de l’État (la loi de 1905 n’était pas si loin), les signes religieux étaient bannis des monuments publics, sauf s’ils étaient explicitement funéraires. Dès lors, les municipalités de gauche ont plutôt opté pour un monument laïque sur la place de la mairie. Et les municipalités de droite, pour un monument dans le cimetière ou à côté de l’église. Mais ça n’a pas toujours coulé de source, et lors des commémorations, il n’était pas rare d’assister à des frictions entre poilus de gauche et poilus de droite.

Le choix de la date du 11 novembre, lui aussi, n’a pas été évident.

Cette fois, ce n’était pas en raison d’un affrontement entre « mémoire de gauche » et « mémoire de droite »… mais entre « mémoire » et « loi du fric ». Élise Julien nous apprend que « le gouvernement ne voulait surtout pas créer un jour férié supplémentaire, au motif que cela ferait perdre la compétitivité française ». Raison pour laquelle les soldats tués au combat ont d’abord été célébrés le 14 juillet, puis le ler novembre, jour de la Toussaint.

Mais les anciens combattants avaient tellement souffert qu’ils voulaient un jour de deuil uniquement dédié à l’horreur qu’ils avaient vécue. « Il y eut même des protestations devant l’Assemblée nationale. Et ce n’est qu’en 1922, soit quatre ans après la fin du conflit, qu’a officiellement été décrétée la date du 11 Novembre. »

La politique se retrouve aussi dans l’art statuaire.

En gros, il y a deux grands types de monuments aux morts. Ceux qui célèbrent le patriotisme victorieux, avec soldat debout et fier de combattre, au fusil virilement dressé. Et ceux qui expriment l’horreur de la guerre, la boue, l’agonie et la souffrance. Il va sans dire que les premiers étaient plutôt de droite et les seconds, de gauche.

Mais il y a toute une gradation dans l’antimilitarisme des années 1920. Des militants continuent d’entretenir cette mémoire, à travers la Fédération nationale laïque des associations des amis des monuments pacifistes, républicains et anticléricaux (1). Selon sa présidente, Nicole Aurigny, « il y a en France plusieurs dizaines de monuments aux morts qu’on peut qualifier de pacifistes ou d’humanistes. Chaque 11 Novembre, des rassemblements antimilitaristes sont organisés devant ces édifices ».

On peut citer le monument de Chauny, dans l’Aisne, en hommage aux mutins « fusillés pour l’exemple ».

Ou celui de Levallois-Perret, en région parisienne, qui montre un ouvrier brisant une épée, symbole du prolétariat détruisant l’armée capitaliste.

À Saint-Martin-d’Estreaux, dans la Loire, le monument exhorte les hommes à avoir « l’intelligence et la volonté de tuer la guerre ».

Cependant, le monument pacifiste le plus emblématique est celui de Gentioux, dans la Creuse. Il représente un écolier qui lève le poing, devant l’inscription rageuse : « Maudite soit la guerre ». Ce monument n’a jamais été inauguré officiellement (une circulaire de la IIIe République interdisait toute célébration devant l’édifice). Mais depuis 1987, il a été remis à l’honneur par Régis Parayre, natif du pays et aujourd’hui maire de la commune voisine de Lépinas : « J’ai créé le Comité laïque des amis du monument de Gentioux. Depuis, c’est devenu un lieu de rassemblement antimilitariste, et nous en sommes à la trente-cinquième édition. » Et c’est ainsi que, chaque 11 Novembre, toutes les associations humanistes de la région (Libre pensée, Ligue des droits de l’homme, Le Mouvement de la paix…) se réunissent dans ce village de 418 habitants .

Les mouvements antimilitaristes réclament aussi la réhabilitation de ceux qu’on appelle les « fusillés pour l’exemple ». Ils furent environ 600 malheureux, exécutés pour avoir refusé d’obéir à des ordres stupides qui les auraient menés droit à la mort (ce qui n’est pas un signe de lâcheté, comme certains idiots l’ont affirmé, mais à l’inverse de grand courage).

Cette question est plus que jamais d’actualité, puisqu’une loi a été adoptée en janvier 2022 par l’Assemblée nationale. Son texte (qui doit encore passer au Sénat) stipule que les « condamnés à mort pour désobéissance militaire ou mutilation volontaire […] font l’objet d’une réhabilitation générale et collective, civique et morale ».

En attendant de célébrer les rebelles, il faut bien rendre hommage à ceux qui continuent de tomber pour la noble patrie. À défaut de nouveaux monuments aux morts, on recycle donc les anciens. C’est ainsi que les noms des soldats tombés en Afghanistan sont gravés à côté de ceux de la Grande Guerre. Cela va même encore plus loin, grâce à la loi du 28 février 2012 (adoptée sous le mandat de Sarkozy), « fixant au 11 novembre la commémoration de tous les morts pour la France ».

En somme, c’est un peu comme si la guerre qui était censée être la « der des der » était devenue la « prems des prems », en réunissant les soldats tués dans tous les conflits, qu’ils soient passés, présents ou à venir. Un même fourre-tout commémoratif, à la fois pour les victimes des ordres absurdes des généraux des tranchées et celles des bombes des terroristes islamistes actuels… Cet amalgame est critiqué par plusieurs historiens, comme Élise Julien : « Cela perpétue une sorte de commémoration héroïque de tous les morts pour la France. C’est une indifférenciation qui fait fi de l’Histoire et entretient une confusion. » L’intérêt des commémorations n’est pas de diluer l’Histoire, mais au contraire de contribuer à l’éclairer pour éviter d’en répéter les erreurs. Pas sûr qu’on soit sur la bonne voie.


Antonio Fischetti Charlie hebdo. 09/11/2022


  1. Pour un tour de France antimilitariste, voir le livre De Gentioux à Chauny, autour de monuments aux morts pacifistes en France, de Danielle et Pierre Roy (édité par la Fédération nationale laïque des associations des amis des monuments pacifistes, républicains et anticléricaux).