Insomnie

« Faut qu’on parle…

— Tu reviens d’où, comme ça ? »

Dans son peignoir en éponge rosâtre, Séverine se tient droite au milieu du salon comme un bon chien de garde dressé pour tuer. Il est trois heures du mat’ et la rage lui dépose un filet de salive aux commissures des lèvres. Méfiance.

Elle est sur le point d’attaquer, immobile et nerveuse. Concentrée. Prête à mordre. Les secondes se figent, elle montre les dents mais Patrick fait semblant de prendre ça pour un sourire.

  • « Tu ne dors pas encore, ma biquette ?

— Pardon si je te casse tes précieuses ridicules mais tu ne m’as toujours pas répondu. T’étais où ?

  • Chez Francis… Le pauvre. Il va vraiment très mal en ce moment. J’ai dû lui remonter le moral, ça a duré des plombes mais bon, tu sais ce que c’est : l’amitié, c’est sacré.
  • Bien sûr. Et moi, j’ai vu la Vierge en sortant de l’ascenseur. Non mais tu crois peut-être que j’ai le QI d’une huître ? Figure-toi que j’ai appelé tout à l’heure chez ton pote. Il te passe le bonjour. T’as l’air de lui manquer. »

Avec son ventre à bière et ses bajoues bouffies, Patrick a l’air d’un pneu qui a roulé toute la nuit. Son tee-shirt a jauni au niveau des aisselles, il pue la sueur, l’alcool, la routine et la cigarette froide.

« Ma chatounette en sucre, je suis innocent, je te le jure ! Sur la tête de la vérité. C’est un malentendu, je peux tout t’expliquer et d’ailleurs tu vas rire…

  • Vade retro, blaireau ! Tu mens comme du Shakespeare. N’essaye surtout pas de me faire passer pour une quiche, j’y arrive très bien toute seule… Allez, fous-moi le camp, tu es décidément trop con pour que je t’insulte. »

Et dire qu’il y a quinze ans, ces deux-là ne se lâchaient pas, ni la main ni des yeux… c’était ça l’amour fou ? Séverin a des tonnes de regrets qui lui plombent le ventre. Elle a pris des kilos sur les hanches également, tout pèse lourd maintenant. Sa vie. Son cul. Son coeur. Où est passé son homme ? Pas seulement ce soir, mais depuis des années ? Où est donc le mec qui la faisait vibrer ?

  • Ma pupuce adorée, calme-toi… t’es sur le point de faire la plus grosse erreur de ma vie. Tu sais bien que je t’aime comme un fou.
  • Tu me trompes tellement que je ne suis même plus sûre d’être la mère de nos enfants. Bibiche, tu es cruelle. Quand je pense à tous les sacrifices que j’ai faits pour toi… Je me tue au travail pour te rendre heureuse et t’acheter la machine à laver de tes rêves, j’ai dû faire un emprunt, je me suis mis sur la paille, je t’ai donné ma chemise…
  • À repasser, oui, merci bien ! Tu es vraiment d’une mauvaise foi sans burne, ça me dégoûte… Attends. C’est quoi, ce bruit ?

— Sais pas. Un chien qui hurle. Ou peut-être la voisine d’à côté qui s’engueule une fois de plus avec son mec.

  • Dis donc, ça a l’air sérieux. Faudrait peut-être intervenir, tu crois pas ?
  • Rassure-toi, ma chérie, quelqu’un va sûrement s’en charger. D’ailleurs ce n’est pas nos oignons, màis dès demain, promis, j’écrirai au syndic et ils verront de quel bois je me chauffe.
  • T’as raison, mon amour. Les scènes de ménage au milieu de la nuit, ça commence à bien faire…

Décidément, on ne peut jamais dormir tranquille !


Agnès Bihl (36 heures de la vie d’une femme) – Ed. Don Quichotte