Le pays du récit

Comment se met-on à aimer un écrivain?

Pourquoi notre désir se cristallise-t-il sur tel auteur, dont nous nous mettons à lire soudain tous les livres, avec cette frénésie douce, un peu illuminée, qui relève à la fois de l’addiction et de la fraternité? Quel est donc cet appel en nous du récit, aussi impérieux que la faim? On dirait qu’on a trouvé un nouvel amour : rien ne nous prodigue plus de joie.

Lorsqu’on a trouvé cet écrivain, sa mélodie intérieure nous accompagne sans cesse; elle nous infuse sa musique. Nous voici en manque, et ce manque nous fait chercher un peu de solitude dans l’affairement des journées pour continuer notre lecture, quelques minutes volées dans te métro, ou des heures, le soir, au lit.

Il vient de m’arriver un tel événement avec l’écrivain autrichien Peter Handke. J’avais lu quelques romans de lui à 20 ans, La Femme gauchère et L’Heure de la sensation vraie, et j’en avais gardé une image de splendeur fixe, de froideur urbaine, en noir et blanc, à la Wenders. Et justement, il était avant tout associé dans mon souvenir aux Ailes du désir, dont il a écrit le scénario, et à la voix de Bruno Ganz prononçant l’inoubliable ritournelle qui débute ainsi : «Als das Kind Kind war.»

Et puis, durant trente ans, d’autres écrivains, d’autres lectures. Et voici que dans la vitrine d’une librairie, il y a quelques semaines,

j’ai ressenti un coup de foudre pour Les Cabanes du narrateur, le volume des oeuvres choisies de Peter Handke paru dans la collection « Quarto » de Gallimard, un gros livre regroupant une dizaine de récits et une extraordinaire bio truffée d’images (ainsi qu’une très belle préface de notre camarade Philippe Lançon). Je suis entré, l’ai pris entre mes mains, l’ai aussitôt acheté et me suis enfui pour aller le lire debout dans la rue, comme un amoureux déchiffrant une lettre de sa bien-aimée.

Depuis, je lis tous les livres de Handke à la fois. Je passe de Lent retour à La Leçon de la Sainte-Victoire, je mélange L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty au Recommencement. À chaque page s’ouvrent des étendues anciennes, une précision de coupes archéologiques dans la matière des sensations, cette vibration du récit qui «appelle à son secours les étendues du monde» et fait de la moindre phrase un organisme vibratile, tranquillement épique, qui se promène à la place des narrateurs et les destine à l’épopée intérieure.

Il y a un point où l’inertie et l’effervescence se confondent, où vitesse et mouvement ne sont plus qu’une même chose aérienne et musicale, un oiseau, un papillon voletant d’arbre en arbre à l’intérieur d’une forêt qui s’ouvre à nous comme étant le monde. Là se donnent à la fois l’étendue et l’esprit, qui nous exposent aux résonances les plus ardentes entre les êtres et les espaces. C’est le pays du récit, c’est l’amour.


Yannick Haenel – Charlie Hebdo – 27/01/2021

Une réflexion sur “Le pays du récit

  1. fanfan la rêveuse 29/01/2021 / 17h12

    Je comprends parfaitement, je vis cela avec un auteur aussi. Personnellement je dis que cela est de l’addiction 😉
    Encore 1 roman et j’aurai lu la totalité de Mr Thilliez, à chacun son style 😉

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