PNF/Marseille – Dossiers noirs.

C’est une affaire explosive pour la justice française.

Figure judiciaire de la lutte anti-corruption, première patronne du Parquet national financier (PNF) de 2013 à 2019, l’ex-procureure Éliane Houlette a-t-elle une face cachée ?

La célèbre magistrate est directement mise en cause par une série d’écoutes téléphoniques qui révèlent de troubles pratiques du temps où elle dirigeait le PNF, en lien avec un dossier de malversations présumées à la mairie de Marseille dont son parquet avait la charge, selon une enquête de Médiapart.

Les faits mis au jour se sont retrouvés au cœur de deux rapports de synthèse très embarrassants de la Section de Recherches (SR) de la gendarmerie de Marseille. Ceux-ci ont été à l’origine, en juin 2019, d’une saisie de la Chancellerie par le parquet général de Paris en vue d’une éventuelle procédure disciplinaire, puis, un mois plus tard, d’une instruction du même parquet général en faveur de l’ouverture d’une enquête pénale visant Éliane Houlette pour « trafic d’influence », « prise illégale d’intérêts » et « violation du secret ».

Les rapports des gendarmes de Marseille, dont Mediapart a pu prendre connaissance, pointent des fuites sur des procédures en cours en faveur de mis en cause […] mais aussi de possibles arrangements secrets avec la procureure pour tenter de circonscrire les enquêtes en question, susceptibles, de fait, de porter un sévère coup judiciaire au maire J.C. Gaudin, ainsi qu’à son plus proche collaborateur.

[…] Mais depuis l’ouverture d’une enquête préliminaire en septembre, il y a donc près d’un an, les investigations voguent discrètement de juridiction en juridiction, de Paris à Nanterre, sans que le dossier ne semble s’épaissir beaucoup. […]

Cette affaire permet d’ores et déjà de mieux contextualiser la récente polémique suscitée par des déclarations d’Éliane Houlette devant l’Assemblée nationale, à la faveur desquelles l’ex-patronne du PNF a dénoncé de supposées « pressions » subies dans le cadre de l’enquête Fillon de la part de sa supérieure hiérarchique, la procureure générale de Paris Catherine Champrenault.

Autrement dit, celle-là même qui a déclenché il y a un an une enquête judiciaire très gênante visant Éliane Houlette.

Mais aujourd’hui, c’est bien un possible scandale Houlette qui paraît le plus embarrassant pour le PNF. C’est en tout cas ce qui ressort des écoutes marseillaises, de leurs synthèses et de l’avis de plusieurs sources judiciaires informées du dossier.

Voici pourquoi.

  •  I. « L’amie » était… la procureure

L’histoire marseillaise commence à l’automne 2017, lorsque le PNF reprend une enquête préliminaire ouverte par le parquet de Marseille sur le travail présumé fictif d’agents de la mairie. Tout est parti d’un système de faux pointages mis en place au Samu social de la ville de Marseille, permettant à certains employés de gonfler le total de leurs heures travaillées.

Au fil des investigations, confiées aux gendarmes, il est apparu que des pratiques similaires sont en vigueur dans d’autres services. D’où le transfert du dossier au PNF, qui diligente plusieurs perquisitions à partir de janvier 2018. Plusieurs tauliers de la mairie sont alors interrogés par les enquêteurs, dont le maire Jean-Claude Gaudin et son directeur de cabinet Claude Bertrand en juillet.

À l’automne 2018, l’enquête est quasiment bouclée. Le 28 septembre 2018, les gendarmes de la SR se rendent à Paris pour une réunion de travail au PNF. […]

Fin novembre 2018, le PNF ouvre donc une seconde enquête préliminaire, cette fois pour « détournement de fonds publics », surnommée « l’affaire des emplois âgés ». Le 14 mai 2019, le PNF déclenche une nouvelle vague de perquisitions à la mairie. […]

[…]

Dans un rapport de synthèse, les gendarmes finiront par écrire que leur enquête a permis d’« établir » la « connaissance » des faits délictueux par le maire en personne. « Ces situations [d’emplois illégaux – ndlr] sont la conséquence d’engagements pris par l’ordonnateur en la personne de M. Jean-Claude Gaudin en sa qualité de maire », écrivent les gendarmes, qui parlent d’un « préjudice substantiel » pour la collectivité locale et pointent le rôle central du directeur de cabinet de Gaudin, « particulièrement impliqué ».

Mais dans l’entourage du maire, personne n’en sait rien à ce stade. Il manque cruellement d’informations : les deux enquêtes étant préliminaires – c’est-à-dire sous la seule direction du parquet –, les avocats n’ont pas accès au dossier.

Les plus proches collaborateurs du maire comptent justement sur un avocat chevronné, le pénaliste marseillais Jean-Jacques Campana. Il est le conseil de Claude Bertrand. Il s’entretient régulièrement au téléphone avec un autre cadre cité dans les deux affaires : le directeur général adjoint, Jean-Pierre Chanal. Au téléphone, il appelle Me Campana « toi, notre avocat ». Celui d’un homme, mais aussi de tout un clan.

Jean-Pierre Chanal a été placé sur écoute par les enquêteurs, qui vont enchaîner les découvertes stupéfiantes.

Le 17 mai 2019, à minuit et demi, Me Campana appelle Chanal. Lequel téléphone le lendemain matin, à 9 h 19, à Claude Bertrand pour lui raconter la conversation. L’avocat lui a dit avoir rendez-vous le jour même, à 16 h 30, dans le bureau d’une mystérieuse « amie », afin de « regarder ensemble les pages du document ». Chanal ajoute que l’avocat leur rendra compte « ce soir », une fois rentré à Marseille. […]

Les gendarmes qui écoutent la conversation l’ignorent encore à ce stade, mais l’« amie » du pénaliste Jean-Jacques Campana n’est autre que la patronne du PNF, Éliane Houlette.

La magistrate et l’avocat sont bien amis. Et Médiapart a pu vérifier qu’Éliane Houlette a bien reçu Jean-Jacques Campana en secret, le 17 mai 2019, dans son bureau du PNF, au TGI de Paris situé porte de Clichy, sans qu’aucun autre magistrat n’en soit informé. Contactée par Médiapart, l’ex-procureure Éliane Houlette (aujourd’hui membre de l’Autorité nationale des jeux) a refusé de répondre à la moindre de nos questions. […]

  • II. L’objectif ? Connaître le contenu des dossiers

Une semaine après ce rendez-vous, les collaborateurs de Jean-Claude Gaudin élaborent un plan. Ils sont sous pression dans l’affaire judiciaire des « emplois âgés ». D’autant plus que la Chambre régionale des comptes (CRC) a adressé le 22 mai 2019 à la mairie un rapport préliminaire assassin sur le même sujet, soulignant la « situation illégale » de plusieurs collaborateurs ayant dépassé la limite d’âge, dont le directeur de cabinet Claude Bertrand  […] En coulisses, plusieurs cadres de la mairie, dont Claude Bertrand et Jean-Pierre Chanal, s’emploient à mettre fin en urgence aux contrats des collaborateurs les plus problématiques, à l’exception de celui du directeur de cabinet.

Il est alors décidé de rédiger deux lettres, signées par Jean-Claude Gaudin. La première est une réponse à la CRC, soulignant que la mairie s’est mise en conformité. La seconde, sur le même sujet, est destinée à la patronne du PNF, Éliane Houlette.

Mais selon plusieurs écoutes téléphoniques, l’objectif de cette seconde lettre n’était pas tant de convaincre le PNF que de susciter une nouvelle rencontre entre Me Campana et Éliane Houlette. Le 25 mai 2019, Jean-Pierre Chanal indique au téléphone à Me Campana que c’est lui qui remettra la lettre de Jean-Claude Gaudin à « la dame ». […]

Jean-Jacques Campana lui raconte alors qu’il a eu Éliane Houlette au téléphone la veille, le dimanche 2 juin, à 21 h 30. L’avocat dit que la procureure lui a confirmé les infos qu’elle lui avait données « il y a quinze jours », ce qui correspond à leur rencontre du 17 mai : la première enquête sur les emplois fictifs des agents de la ville est « terminée », et il n’y aurait guère d’éléments à charge dans la deuxième enquête visant les collaborateurs de Jean-Claude Gaudin. « Elle me dit : “Pour moi il n’y a rien” », dit l’avocat au téléphone. […]

  • III. Les écoutes remontent en haut lieu

Grâce à ces écoutes des premiers jours de juin 2019, les gendarmes marseillais sont désormais persuadés que l’« amie » de Me Campana est bien Éliane Houlette. Les enquêteurs réalisent, à la demande des vice-procureurs du PNF en charge des dossiers marseillais, un PV de synthèse des écoutes au sujet d’Éliane Houlette. Les gendarmes l’envoient le 10 juin.

Le lendemain, les deux parquetiers adressent un rapport à la procureure générale de Paris, Catherine Champrenault, la supérieure hiérarchique d’Éliane Houlette. Sollicités par Médiapart, les deux magistrats qui ont lancé l’alerte ont refusé de s’exprimer, se retranchant derrière le secret professionnel auquel ils sont astreints.

Le jour même, Mme Champrenault convoque la patronne du PNF dans son bureau.

Dans la foulée, la procureure générale saisit, le 14 juin, la direction des services judiciaires du ministère pour une enquête disciplinaire visant Éliane Houlette, « ces faits étant susceptibles de relever d’un manquement déontologique », selon le parquet général. Catherine Champrenault, qui détient l’original du dossier Houlette, échange au PNF avec le premier vice-procureur Jean-Luc Blachon, qui conserve quant à lui une copie de la même procédure. Ce subordonné d’Éliane Houlette – il sera promu procureur adjoint et numéro 2 du PNF le 8 juillet – se retrouve dès lors à devoir classer administrativement, côté PNF, le dossier, celui-ci faisant déjà l’objet d’un traitement disciplinaire. Ce fut chose faite le 28 juin. […]

À Marseille, les collaborateurs de Jean-Claude Gaudin ignorent tout des soucis d’Éliane Houlette. C’est pourquoi l’avocat Jean-Jacques Campana ne comprend pas pourquoi la procureure semble prendre ses distances. […]

  • IV. L’ombre d’un pacte pour protéger Gaudin

Arrive la journée cruciale du 28 juin. Éliane Houlette quitte ses fonctions au PNF le soir même. Mais la procureure ne répond plus. Le clan Gaudin balance entre incompréhension et colère. Et dévoile, au téléphone, le pot aux roses, c’est-à-dire l’objectif de l’opération Houlette. […]

Le plan était-il que le PNF se contente de renvoyer devant le tribunal seulement une partie des cadres mis en cause ou leur propose un plaider-coupable, afin de préserver le maire de Marseille et son directeur de cabinet ? Le fait est que Jean-Pierre Chanal, sur écoute, a déclaré en rigolant au téléphone avec Me Campana : « Je dois être sans doute le premier mec au monde qui attend impatiemment d’être renvoyé au tribunal. »

Mais le plan est en train de tomber à l’eau. Ce 28 juin, à 12 h 19, Jean-Jacques Campana indique à Jean-Pierre Chanal qu’il a tenté de joindre à plusieurs reprises Éliane Houlette, sans succès. […]

Tout ça pour pas grand-chose : dix-neuf jours après avoir été saisi de l’affaire Houlette, le parquet de Paris a demandé à ce que l’enquête soit dépaysée dans une autre juridiction, arguant de la proximité professionnelle entre les magistrats du PNF et ceux du parquet de Paris. In fine, c’est le parquet de Nanterre qui a hérité de cette enquête pénale sur laquelle personne, au sein d’une partie de la magistrature, ne semble vouloir se pencher avec diligence. […]

[…]

Interrogé, le parquet de Nanterre a expliqué ne pas vouloir communiquer sur le fond du dossier à ce stade.


Fabrice Arfi, Yann Philippin et Antton Rouget. Médiapart. Titre original : « Parquet national financier : le dossier noir de la procureure houlette ». Source (court extrait)


À l’issue du 2e tour des élections municipales du 29 juin 2020, « Jean-Claude Gaudin et sa clique » sont évincés… espérons un vaste changement d’état d’esprit dans cette ville, trop longtemps dominée par un Gaudin usant d’un potentat sur l’économie marseillaise. MC

2 réflexions sur “PNF/Marseille – Dossiers noirs.

  1. bernarddominik 30/06/2020 / 8h34

    Il n’y a pas que ça, les rapports étroits entre les édiles marseillais et la Société des Eaux de Marseille. Les conditions de vente d’engins « usagés  » à certains employés, le temps de travail, les rapports entre entreprises du BTP et édiles. Évidemment personne ne veut témoigner car dans notre système judiciaire l’élu ou le haut fonctionnaire ne risque pas grand chose. Un de mes amis, entrepreneur, offrait des TV et autres cadeaux aux officiers de l’arsenal de Toulon pour obtenir des chantiers, l’affaire découverte il a été ruiné, les officiers ont juste été déplacés.

  2. jjbey 01/07/2020 / 15h23

    La corruption à tous les étages, le vol organisé des finances publiques et pour couronner le tout des magistrats peu soucieux du secret de l’instruction…
    On va où? que le menu peuple ne fasse plus confiance aux institutions, dans ces circonstances, n’a rien d’extraordinaire.

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