Le monde libéral se nourrit d’esclaves !

Malgré les annonces du gouvernement, malgré le calendrier de la réforme des retraites, la contestation ne faiblit pas, même si elle a pris des formes différentes.

En dépit de la légitimité des revendications, les usagers supportent plus ou moins bien les inconvénients de cette mobilisation historique, et, au détour des journaux télévisés, les médias donnent la parole à ceux qui soutiennent et à ceux qui ne soutiennent pas les grévistes.

Au journal de France 2, une usagère s’adresse à un gréviste de la RATP dans les couloirs du métro.

  • L’usagère : « Faut arrêter d’embêter tout le monde. On est quand même vachement embêtés, quoi. »
  • Le gréviste essaye de lui expliquer pourquoi son travail est difficile : « La pollution, les horaires… On fait un Noël sur trois à la maison, on le savait mais… »
  • Il n’a pas le temps de finir sa phrase car son interlocutrice le coupe : « Changez de métier, j’ai envie de dire, puisque vous le saviez. Changez de métier! »

« Changez de métier ».

Belle formule d’une profondeur abyssale. Elle a effectivement raison. Si t’es pas content de ton boulot, mon pote, t’as qu’à en changer. Logique d’une logique impitoyable. Cette réponse sonne comme un aveu. Celui de l’indifférence au sort d’autrui.

Car si l’individu en face d’elle change de métier, un autre viendra prendre sa place pour exécuter la même tâche. Et qu’importe qu’elle soit pénible ou dégradante. Il faut bien que quelqu’un s’y colle, et tant pis si ça bousille sa vie et sa santé.

Car on n’ose pas se l’avouer, mais il y a des métiers qu’en secret personne ne veut faire, parce qu’ils sont épuisants et ne sont pas socialement valorisants. La triste vérité que personne ne veut dire tout haut, c’est que toutes les sociétés ont besoin d’esclaves pour fonctionner, même les sociétés démocratiques. C’est la signification réelle de la réponse de cette usagère.

Pour que je puisse aller au boulot tous les matins en métro, certains devront se sacrifier. Depuis l’Antiquité, finalement, rien n’a changé.

Nos démocraties modernes n’ont pas réussi à effacer des mentalités l’idée qu’il existe des castes supérieures et des castes inférieures. Qu’il y a des types dont la vie n’a pas beaucoup de valeur aux yeux des dirigeants, parce qu’ils n’ont pas fait de hautes études qui leur auraient permis de s’extraire des basses couches sociales, celles qui mettent les mains dans la merde des autres, qui nettoient les pots de chambre des maîtres et descendent dans la mine pour extraire du charbon qui chauffera les poêles de nos petits nids douillets.

Et contrairement à l’expression à la mode selon laquelle « l’époque a changé », eh bien non, rien n’a changé et ne changera jamais. Les petits marquis et les belles comtesses qui regardaient par la fenêtre de leur carrosse les paysans baisser humblement la tête à leur passage, les sabots dans la boue de leur champ, ont été remplacés par les classes moyennes supérieures qui prennent les transports en commun et ne sont pas gênées de savoir que d’autres sacrifient leur santé pour qu’ils puissent arriver à l’heure à l’ouverture des grands magasins pendant les soldes.

La grève et les manifestations contre la réforme des retraites auront eu le mérite de rappeler que notre idéal démocratique n’a pas réussi à atténuer l’indifférence des castes supérieures pour les castes inférieures.

On a tellement rabâché depuis des années que les classes sociales n’existaient plus, que la classe ouvrière avait disparu, qu’on avait fini par croire que c’était vrai. Eh bien non, elles sont toujours là, et les affrontements entre les différentes catégories sociales se poursuivront tant que le mépris pour autrui servira de fondation à notre société. Ce que Camus, encore lui, résumait en ces termes : « Toute forme de mépris, si elle intervient en politique, prépare ou instaure le fascisme (1).»


[Voilà qui me fait penser que Marine Le Pen a annoncé sa candidature à l’élection présidentielle de 2022.]


RISS. Charlie Hebdo. 22/01/2020


  1. L’Homme révolté (éd. Gallimard).

5 réflexions sur “Le monde libéral se nourrit d’esclaves !

  1. bernarddominik 03/02/2020 / 17h26

    J’ai de la peine à voir un esclave dans un conducteur de métro. Il a un salaire élevé aux normes actuelles, des avantages sociaux non imposables, une retraite moyenne parmi les plus élevées, il a droit à des récupérations… Le vrai problème c’est « un service public est il à sens unique ? », c’est à dire peut on avoir un emploi garanti, sécurisé, sans contrepartie ? Et bloquer des millions de personnes est ce un droit? N’oublions pas que nous ne sommes pas en URSS, (et dans la patrie du socialisme y avait il des grèves dans les transports publics? Je ne crois pas), mais dans un monde capitaliste où la concurrence est la règle, et où mettre son entreprise dans l’incapacité de vendre c’est risquer la faillite et le chômage. Moi je comprends très bien cette dame en colère car j’ai connu les galères avec la SNCF, devoir, après des heures de « il y aura probablement », devoir demander à mon fils, à minuit, de venir me chercher, suite à un droit de retrait parce qu’un contrôleur s’était fait insulter à 300kms de là. Ceux qui n’ont pas connu ça ne peuvent comprendre.

  2. secretumhortus 03/02/2020 / 18h10

    J’ajouterais que quand tu viens d’une famille modeste, il faut souvent plusieurs générations pour changer de classe sociale. Je dirais aussi que plutôt que de changer de boulot bien que ce soit une phrase facile et souvent utilisée : « si t’es pas content tu pars  » il est aussi possible de lutter pour en changer les conditions de travail et c’est bien ce qui se passe en ce moment. Cela laissera de toutes façons des traces et fait le terreau pour d’autres mouvements qu’ils soient démocratiques par les urnes ou par d’autres actions dans la rue.

    • fanfan la rêveuse 04/02/2020 / 7h33

      Bonjour,
      Je suis en accord avec votre commentaire.

      Pour que notre société fonctionne, il faut des personnes qui travaillent à tous les niveaux de celle-ci.
      Sur le fond, on le sait bien, chaque métier a ses avantages mais aussi ses inconvénients. Il est des cas ou l’on ne choisi pas son travail mais on prend ce qui vient aussi.
      Changer de métier ne changera pas le problème, il faut revoir les conditions de travail tout simplement.
      Je comprends cette dame qui subit, ne se sent pas concerné, belle erreur madame car tôt ou tard la retraite vous concernera aussi.

      Le nombrilisme des français est déconcertant…
      Bonne journée à vous !
      🙂

  3. Pat 03/02/2020 / 18h51

    L’une des principale source de violences que nous connaissons et qui s’accroîtra tant que les richesses ne seront pas suffisamment partagées pour offrir à chacun avec le minimum vital, la fierté et l’espoir…Le pouvoir en est responsable !

  4. jjbey 03/02/2020 / 23h01

    Quand au bout de vingt mois le gouvernement persiste dans un projet de loi sur les retraites qui remet en cause les droits de tous les futurs retraités on devrait avoir un minimum de reconnaissance pour ceux qui se battent et la brave dame ne doit pas avoir beaucoup de problèmes avec son employeur pour prononcer une telle phrase qui ne mérite que le mépris.

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