« Les communautés protègent leurs croyances derrière un rempart »

La raison, la liberté, l’éducation, l’esprit. Autant de valeurs défendues par le philosophe Michel Lacroix (1). Dans Ma philosophie de l’homme, le défenseur de la « réalisation de soi » nous livre ses convictions, mais aussi ses inquiétudes sur les tendances actuelles : repli identitaire, obscurantisme, refus de la critique. Pour Le Monde des Religions, il donne ses clés afin d’affronter le XXIe siècle.

Vous débutez votre ouvrage en dévoilant vos préoccupations majeures quant à l’avenir. Quelles sont-elles ?

Le délitement du lien social m’inquiète. Je comprends qu’il y ait des disparités, des clivages, des divergences. Mais j’ai une impression d’éclatement, qui se traduit en particulier par les communautarismes. Dans les collèges et lycées, on est désigné par son appartenance linguistique, ethnique, religieuse… Cela me trouble. Ensuite sur le plan intellectuel, je remarque un refus du libre examen et une progression de l’obscurantisme. Le développement de croyances dans le surnaturel est un peu préoccupant. Le libre jugement et la rationalité ne sont plus valorisés.

Pourquoi le repli identitaire vous inquiète-t-il particulièrement ?

Pour moi, l’appartenance au genre humain se caractérise par la raison et la liberté. Dans le communautarisme, on met en avant une filiation identitaire, une croyance particulière aux dépens de cet universalisme. Je ne suis pas contre l’appartenance ethnoculturelle ou communautaire. Mais j’ai le sentiment que l’on entre dans un siècle où cette appartenance risque d’être placée devant l’appartenance universaliste.

Dans votre Philosophie de l’Homme, vous affirmez que raison et liberté sont inséparables. Pourquoi ?

L’éveil de la rationalité chez l’être humain, que ce soit dans sa famille, à l’école, ou par ses relations, est inséparable d’un climat de liberté : la liberté du jugement, d’examen, de contradiction, de remise en question, de refus, d’argumentation… Inversement, la véritable liberté, ce n’est pas faire n’importe quoi. C’est faire des choses rationnelles, raisonnables. Cette conjugaison du rationnel se traduit par des lois. La raison a besoin de la liberté pour s’éveiller, mais la liberté qui n’est pas éclairée par la raison part à la dérive.

Quelles sont pour vous les libertés universelles ?

Pour moi, l’universalisme concerne quatre points. D’abord, c’est croire en la science. Ensuite, j’ai foi en l’universalité des valeurs politiques et démocratiques. La démocratie représentative, le pluralisme des partis, les droits de l’homme, la liberté d’expression, voire la laïcité, ont une dimension universelle. Elles sont appelées à être admises par tout le monde. Vient ensuite l’universalité des valeurs morales. Toute personne de bonne volonté ne peut qu’acquiescer sur le fait que le vol, le viol, la déloyauté ou le mensonge sont réprouvés par la morale. Enfin, l’universalité anthropologique : tous les êtres humains sont potentiellement destinés à vivre libres et selon la raison. Une anthropologie rationaliste, libérale et universelle.

Pourquoi définissez-vous alors les multiculturalistes, défenseurs de valeurs universelles telles que la justice, la démocratie et les droits de l’homme, comme des ennemis de l’universalisme ?

C’est vrai, la pensée multiculturaliste s’accorde avec l’universalité de la science, des valeurs politiques et morales. Mais on assiste à l’émergence d’une pensée « multicommunautariste ». En s’interrogeant sur la nature de l’homme, cette pensée ne va plus tenir un discours universaliste : elle affirme qu’un être rationnel et libre est un être abstrait. Le seul être humain qui existe est, selon elle, enraciné dans une communauté, appartient à une filiation, dans une forme de dépendance par rapport à un disque social plus ou moins étendu. Cette pensée multicommunautariste bouscule la conception rationaliste, libérale et individualiste de l’homme que je défends. Un des grands débats philosophiques du XXIe siècle verra ces deux conceptions de l’homme se faire face. Avec les dangers qui peuvent en découler.

Vous évoquez « un cercle d’incriticabilité » autour des cultures et des religions. Que voulez-vous dire ?

Quand j’étais jeune enseignant, dans les années 70, nous avions le droit à la critique tous azimuts. Critique des institutions, de l’autorité, des dogmes, des idéologies, des religions, etc. Il n’y avait pas de tabous. À notre génération soixante-huitarde, on peut reprocher certaines choses. Mais on ne peut pas nous dénier le mérite d’avoir franchi beaucoup de lignes rouges sur le plan du débat. Il n’y avait pas de cercle d’incriticabilité. De nos jours, on ne peut pas dire certaines choses : si je parle d’une sourate du Coran, je risque d’être traité d’islamophobe ; si je me mets à critiquer une pratique alimentaire liée au shabbat, je peux être défini comme antisémite… J’ai le sentiment que la sphère de la croyance religieuse se referme sur elle-même et nous empêche de jouer le rôle qu’ont eu les Lumières au XVIIIe siècle. Les communautés protègent leurs croyances derrière un rempart. On empêche notre raison d’aller regarder, d’argumenter, de critiquer. La situation se fige.

À qui pensez-vous quand vous dites que les communautés devraient mieux reconnaître les droits des individus ?

Je pense aux femmes, aux enfants. Certaines communautés peuvent fonctionner comme des lieux d’embrigadement de l’individu, de mise sous tutelle. Les femmes sont souvent les premières victimes des communautarismes. Dans la religion musulmane, elles intériorisent l’incitation à mettre le voile. Elles ont le sentiment de le faire librement. Mais il existe des sortes de servitude volontaire. On peut se sentir libre sans l’être vraiment. De nos jours, on a l’air d’ignorer la pression du groupe. On parle beaucoup du droit des communautés au sein de la République, mais on oublie de poser le problème du statut de l’individu au sein de sa communauté. Pourtant, la communautarisation de la personne peut être antinomique de la réalisation de soi, une entrave à l’épanouissement de la personne.

Quel est le meilleur rempart contre le repli et l’embrigadement ?

Je plaide pour une éducation appuyée sur deux piliers : une formation scientifique très solide et un enseignement appuyé sur les humanités, pour éveiller le sens éthique. À savoir, la responsabilité écologique, biologique, humaine. À ces deux points, je souhaite ajouter un troisième pilier : l’apprentissage de l’altruisme. Bien que je sois libéral et que je croie dans la réussite personnelle, je ne suis pas du tout pour l’égoïsme, le repli sur soi ou l’individualisme, dans le sens de l’indifférence aux autres. Dans la société de demain, je pense qu’il faudra à la fois libérer l’énergie individuelle pour s’épanouir, et préparer les individus à entrer dans une société avec des valeurs de partage, de solidarité, d’altruisme.

Ces valeurs d’altruisme ne sont-elles pas communes à toutes les religions ? Ne seraient-elles pas menacées par trop de rationalité ?

Concernant ces valeurs du partage, on a besoin des religions dans leur dimension humaniste. Au-delà des écrits et des rites divers, toutes les religions possèdent un noyau d’humanisme sur lequel il faut travailler, pour contribuer à cette éducation à la solidarité. D’ailleurs, dans les comités d’éthique, on voit des représentants de l’islam, du judaïsme, du christianisme. C’est une bonne manière de faire une place à la religion dans notre société. Mais je pense que cette éducation peut être réalisée sous le signe de la laïcité intégrale. Car la solidarité n’est pas une valeur religieuse. C’est avant tout une valeur humaine. Nous n’avons pas besoin de la dimension verticale vers le divin pour avoir le sens de l’horizontalité du rapport à l’autre.

Vous croyez donc à une spiritualité laïque ?

Je pense que la dimension spirituelle est essentielle chez l’être humain. Mais spiritualité ne veut pas forcément dire religion de la transcendance ou croyance dans le surnaturel. Je crois en une spiritualité sécularisée, temporelle, naturelle. Une spiritualité qui élève l’individu grâce aux œuvres de l’esprit qui nous environnent. Au XXIe siècle, nous avons l’immense chance d’avoir à notre portée des œuvres d’art, de la musique, de la peinture, de la philosophie, de la littérature, de la science. Tout cela à disposition de tout le monde. C’est un cadeau merveilleux, hérité à la fois de nos ancêtres ayant édifié ces œuvres de l’esprit, et des ingénieurs modernes qui ont fabriquées les DVD, les clés USB, les tablettes qui nous permettent d’être en contact avec ces créations. L’éducation doit contribuer à ouvrir tout un chacun vers le vrai, le beau, le grand, à travers ce trésor. En laissant chacun aller un jour vers le divin, s’il le souhaite.

(1) Michel Lacroix, Ma philosophie de l’homme (Robert Laffont, 2015, 14 €). Normalien, agrégé de philosophie, Michel Lacroix est maître de conférences à l’université de Cergy-Pontoise. Il est notamment l’auteur de Se réaliser (Robert Laffont, 2009, prix Psychologies-Fnac) et Philosophie de la réalisation personnelle (Robert Laffont, 2013).

Interview de Matthieu Stricot – Le Monde – Source