Pourquoi la gauche perd – Analyse 1

Le choix des mots

Après diverses compromissions, théorisées parfois comme un dépassement des clivages, les partis qui s’en réclament cherchent à redonner à la gauche une identité. La dilution dans le pathos de la « lutte des classes » y suffira-t-il ?

Comment convaincre ?
Comment amener les abstentionnistes, les hésitants, les découragés à voter pour une formation de gauche ?
Il y a bien sûr les mesures du programme, mais comment les faire entendre, les rendre sensibles ?
Que convient-il de mettre en avant, quelles valeurs promouvoir ?
Bref, comment rendre la gauche désirable grâce à une communication efficace ?

C’est ce à quoi s’emploient ses divers représentants dans leurs meetings, débats, entretiens télévisés. On ne surprendra personne en disant que l’entreprise est compliquée.

On l’a beaucoup entendu : le « logiciel de la gauche » est périmé, on ne peut plus raisonner dans les mêmes termes que jadis, tout a changé, il faut s’adapter, etc., pour ne rien dire de ses trahisons. Pis, il se dit assez banalement que la gauche, la droite, à l’arrivée, il n’y a guère de différence, et qu’au fond ce n’est plus le problème, prenons de la hauteur, ces clivages furent valables, sans doute, mais dans le monde d’avant. […] … la question des inégalités sociales est toujours aussi brûlante.

[…] …[Pourtatnt] il n’est pas certain que l’indignation devant les extrêmes difficultés des plus pauvres soit réservée à la gauche. « Cette maman qui élève seule ses deux enfants et travaille à mi-temps », le « scandale de la pauvreté », qui implique « d’abord de se battre sur tous les fronts », ces « enfants qui, parfois, vivent dans des logements surpeuplés, ont des problèmes de vue non corrigés, ne peuvent déjeuner parce que la cantine coûte trop cher », ce n’est pas la gauche qui s’exprime, c’est le président Emmanuel Macron (présentation de la stratégie nationale de lutte contre la pauvreté, 13 septembre 2018).

Déjà en 1891, l’encyclique Rerum novarum (« De choses nouvelles ») du pape Léon XIII, qui par ailleurs s’opposait aux idées des socialistes athées attaquant la propriété privée, dénonçait les excès du libéralisme, prônait l’établissement du « juste salaire » et condamnait « la misère et la pauvreté qui pèsent injustement sur la majeure partie de la classe ouvrière ».

Cet appel au réveil des consciences suscitera les mouvements du catholicisme social et du syndicalisme chrétien, qui auront pour but d’« améliorer le sort des salariés » et dont la Confédération française démocratique du travail (CFDT) est la lointaine héritière.

« Vivre dignement », le terme est fort, mais flou

Cette dénonciation de la « maltraitance » sociale, pour prendre un terme cher à M. Mélenchon, semble infléchir le propos vers la nécessité de la bienveillance, de la protection, de l’« accompagnement », pour citer un mot fréquent chez Mme Anne Hidalgo. D’autant que le propos lui-même s’accompagne avec vigueur de l’exigence d’une vie « digne ». « Respecter autant la vie humaine que la planète », « vivre dignement » (M. Fabien Roussel, candidat du Parti communiste français à la Fête de L’Humanité, 11 septembre 2021), c’est là le leitmotiv également de M. Mélenchon, au nom des « gens humbles qui vivent seulement de leur travail et qui espèrent en vivre dignement » (Lille, discours du 1er mai 2021). Le terme est fort, mais flou.

D’après le dictionnaire Larousse, il serait synonyme d’« honorablement ». C’est-à-dire ? Il est possible que le terme soit hérité des « Jours heureux », le programme du Conseil national de la Résistance (CNR) du 15 mars 1944, qui appelle à un « rajustement important des salaires et la garantie d’un niveau de salaire et de traitement qui assure à chaque travailleur et à sa famille la sécurité, la dignité et la possibilité d’une vie pleinement heureuse ». Le CNR comportait plusieurs représentants de courants s’inspirant de la doctrine sociale de l’Église catholique, assez proche de la pensée de Léon XIII. On ignore si Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée à l’industrie, quand elle affirme sans sourciller (sur CNews, 9 décembre 2021) « On ne peut pas vivre dignement avec 800 euros par mois », participe de ce courant.

La filiation avec l’esprit du CNR, devenu un symbole pour la gauche, se décline par ailleurs multiplement […]. La campagne de M. Roussel se place sous l’égide du « défi des jours heureux », et il appelle à faire « venir le bonheur en France ». M. Jadot pose le projet écologiste « du côté du vivant, du beau, du plaisir, de l’espoir ». M. Macron, lui, avait été plus direct, quand sans embarras il affirmait : « Nous retrouverons les jours heureux » (13 avril 2020).

Ces éléments destinés à affirmer une identité de gauche sont appuyés par une présentation très personnalisée des candidats, ou chefs de parti, comme étant proches du peuple ; des simples ; des « gens ». Mme Hidalgo précise qu’elle est non seulement une émigrée, mais vient d’un milieu ouvrier, M. Mélenchon aime rappeler qu’il descend d’une lignée de pauvres, tous évoquent avec sentiment « nos enfants » et la plupart ne détestent pas donner dans le parler populaire : de M. Roussel soulignant que les Big Pharma ne cessent de « se tirer la bourre pour gagner du pognon » (LCP, 30 novembre 2021) à M. Jadot affirmant, à propos de certains débats en vogue, « Les Français s’en foutent » (« Calvi 3D », BFM TV, 20 septembre 2021), en passant par le « bon manger » de M. Mélenchon ou l’élan de M. Faure dénonçant comme « foutage de gueule » les décisions gouvernementales à propos des hausses du prix du gaz et de l’électricité (« Questions politiques », France Inter, 25 octobre 2021), la gauche se montre authentique, directe, disant les choses comme elle les sent. Loin de l’élite… qui pourtant sait, à l’occasion, parler avec une belle fraîcheur de « pognon de dingue » ou préciser : « La meilleure façon de se payer un costard, c’est de travailler » (1).

Bien sûr, il s’agit de communiquer. Et certains « marqueurs » sont bien là, déterminants. […]


Evelyne Pieiller – Le Monde Diplomatique – Source (Extraits)


(1) On aura reconnu M. Macron, respectivement en 2018 et 2016.


4 réflexions sur “Pourquoi la gauche perd – Analyse 1

  1. bernarddominik 19/01/2022 / 9h41

    Avec le « quoi qu’il en coûte » la dette s’est envolée, les taux remontent et le budget de l’État est structurellement en déficit.
    Il n’y a donc aucune marge de manœuvre autre qu’augmenter les prélèvements sur les revenus, quant à distribuer plus c’est le fonctionnement même de l’état qu’il faudrait modifier, quant à prélever plus sur les profits il faudrait différencier la spéculation de la production, sinon le risque serait de voir fuir les entreprises et les emplois.
    Dans une économie mondiale la gauche doit travailler dans la dentelle et à écouter nos économistes de gauche ce n’est pas évident

    • Libres jugements 19/01/2022 / 11h24

      Bonjour Bernard, la réponse que je vais faire n’est peut-être pas frappée du bon sens en matière de fiscalité d’État, mais répond à un bon sens des plus terrien, dans son acceptation la plus noble qui soit.
      Comment peut-on expliquer tranquillement, comme tu le fais indirectement, aux tâcherons, ces salariés qui peinent avec de maigres salaires en voyant actionnaires et dirigeants, entasser des sommes colossales sur l’activité qu’ils réalisent au quotidien.
      Des salariés qui dans le même temps, sont privés ne serait-ce d’un rattrapage dû à l’élévation régulière du cout de la vie (tu sais les sommes attribuées chaque mois qui correspondent à leur strict pouvoir d’achat pour tenir un mois, lorsqu’ils y arrivent), en argumentant sur l’impossibilité de toucher fiscalement aux entreprises « sous peine de perdre des emplois ».
      Déjà qu’il y a là une/des servitude-s liée-s à des lois restrictives envers les salariès, toujours plus en faveur des entrepreneurs, rendant l’employé-e esclave de l’entreprise qui l’emploie.
      Cordialement,
      Michel

  2. jjbadeigtsorangefr 19/01/2022 / 10h29

    Quand les électeurs de gauche voient leurs députés dits de gauche, socialistes devenir ministres de Macron, osent soutenir une politique contraire à leurs intérêts, ils se disent que la gauche et la droite c’est la même chose et que ça ne sert à rien d’aller voter.
    Hollande a fait quoi, sinon amener Macron au pouvoir en en faisant un ministre!
    Roussel est porteur d’un programme anticapitaliste, Mélanchon est réformiste et veut changer de république, pas de système.
    Rien ne peut se faire fondamentalement dans le cadre du système actuel…..

    • Danielle ROLLAT 21/01/2022 / 17h49

      Il faut que cela change ! On ne peut pas aller de déception en déception, si on ne bouge ne ne vote cela continuera…avoir plus de 50% d’abstention est insupportable et remet en cause la démocratie !

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