Pourquoi la gauche perd – Analyse 2 –

On aimerait bien, mais on ne peut plus…

L’échec ne concerne pas seulement la France. Et la victoire de la gauche au Chili ne suffit pas à annuler le problème.

[…] Les erreurs et les reniements de la gauche au pouvoir, en particulier en Europe, expliquent qu’elle n’ait tiré aucun bénéfice du mécontentement général. Mais, au-delà de son bilan de faillite, quelles perspectives sérieuses conserve-t-elle de transformer la société quand son divorce avec les classes populaires est presque partout consommé ?

Alors que la France va vivre dans trois mois une élection présidentielle, le sentiment que la gauche va la perdre l’emporte assez largement. Il est d’autant plus puissant que, même dans l’hypothèse improbable où elles se retrouveraient unies le temps d’un scrutin, les diverses tendances qui composent cette « famille » n’ont plus grand-chose en partage.

Comment gouverneraient-elles ensemble, alors qu’elles s’opposent sur des questions aussi essentielles que la fiscalité, l’âge du départ à la retraite, l’Union européenne, la poursuite ou l’arrêt du nucléaire, la politique de défense, les relations avec Washington, Moscou et Pékin ?

 Seule la peur commune de l’extrême droite les réunit encore. Mais, depuis quatre décennies, l’ascension de celle-ci s’est poursuivie alors que la gauche a exercé le pouvoir pendant vingt ans (1981-1986, 1988-1993, 1997-2002, 2012-2017). Autant dire que les stratégies déployées pour enrayer ce danger ont spectaculairement échoué.

Ailleurs qu’en France, le tableau n’est pas plus reluisant. « Ce n’est pas la peine de tourner le couteau dans la plaie. Nous sommes submergés ! La gauche est détruite dans toute une série de pays », admet M. Jean-Luc Mélenchon (1), qui paraît faire la course en tête à gauche, mais derrière plusieurs candidats de droite et d’extrême droite.

En 2002, les sociaux-démocrates dirigeaient treize des quinze gouvernements de l’Union européenne ; vingt ans plus tard, il n’y en a plus que sept sur vingt-sept (Allemagne, Finlande, Suède, Danemark, Espagne, Portugal et Malte).

Un effondrement qui n’est pas sans rapport avec un paradoxe cruel que relève M. Jean-Pierre Chevènement : « La mondialisation néolibérale, à travers la liberté de circulation des biens, des services, des capitaux et des hommes, se trouve mise en cause non pas par la gauche, largement ralliée au social-libéralisme, mais par la droite dite “populiste” (2). »

[…]

Pour être réalisés, les objectifs de transformation sociale doivent être adossés à un puissant mouvement des classes populaires. Nul n’ignore plus que la conscience des échecs d’une politique, voire de l’illégitimité d’un système, n’enfante pas automatiquement la volonté de les terrasser. Quand les instruments pour y parvenir font défaut, la révolte ou la colère cèdent souvent le pas à la débrouille, au sauve-qui-peut ou à la conviction que les droits sociaux du voisin constituent des privilèges.

Ce terreau favorise alors les conservateurs et l’extrême droite. En France et ailleurs, l’échec de la plupart des grandes mobilisations sociales depuis vingt ans, en partie imputable à des stratégies syndicales inefficaces (mouvements « saute-mouton » à la SNCF et à la RATP), doit aussi beaucoup à des politiques gouvernementales qui ont empêché l’organisation de grèves paralysantes en imposant, par exemple, un service minimum dans les transports.

Car la bourgeoisie sait apprendre de ses défaites et détruire les outils qui les ont provoquées. Elle n’hésite ni à changer les règles du jeu ni à les enfreindre. Chaque fois qu’elle le doit, elle le peut — et elle le fait. Ainsi que l’observait le philosophe Lucien Sève, « le capitalisme ne va pas s’effondrer de lui-même, il a encore la force de nous conduire tous à la mort, comme ces pilotes d’avion qui se suicident avec leurs passagers. Il est urgent d’entrer dans le cockpit pour nous emparer ensemble des commandes (3) ».

[…]

D’où un sentiment de résignation, sinon de fatalisme. Et la recherche d’autres terrains de lutte. Puisque des millions de personnes battant le pavé ne suffisent pas à changer le monde, de nombreux militants privilégient dorénavant des alternatives locales, des initiatives concrètes leur permettant de subvertir une organisation sociale qu’ils réprouvent. Ainsi voit-on fleurir les zones à défendre (ZAD), les communautés autogérées, les circuits courts.

Vivre à l’écart du système revient cependant à accepter de cantonner son action aux marges, faute de pouvoir changer l’essentiel. « On ne transforme pas les rapports sociaux en s’y soustrayant à quelques-uns, observe Frédéric Lordon (7). Un îlot anticapitaliste ne supprime pas le capitalisme : il y laisse tous les “continentaux”. » « Pour autant, ajoute-t-il, il démontre le mouvement en marchant. Ce qui est d’une inestimable utilité. À la condition bien sûr de préparer un retour vers le continent : la généralisation. » Certes, mais la pratique de ces mouvements de type ZAD, souvent animés par des jeunes issus des classes moyennes diplômées, concerne-t-elle autant les milieux populaires ?

Or une réflexion sur les échecs de la gauche ne peut pas faire l’économie d’un retour sur l’alliance de classes qui, tout au long du XXe siècle, lui avait permis de gagner et de transformer la société. Toujours fragile, elle est aujourd’hui en morceaux.

Peut-on la reconstruire ? […] Ces trente dernières années, la dissociation de la gauche et de l’électorat populaire a été imputée à une série de facteurs : politique (la trahison des engagements pris), économique (tertiarisation, financiarisation, mondialisation), idéologique (l’hégémonie néolibérale), sociologique (la célébration de la méritocratie par les classes cultivées), anthropologique (la dissolution des différentes formes de vie dans la rationalité calculatrice et marchande), géographique (les métropoles contre le périurbain), culturelle (luttes sociétales contre luttes sociales).

De telles explications, classiques, ne dessinent un schéma cohérent qu’à condition de tenir compte également de deux causes plus rarement évoquées : les vertus modératrices que la « menace soviétique » exerçait sur les dirigeants du « monde libre » capitaliste, d’une part ; la dégradation du rapport des classes populaires à la politique institutionnelle, d’autre part.

[…] aussi étrange que cela puisse paraître aujourd’hui, l’Union soviétique a en effet représenté pendant des décennies, en particulier dans la fraction la plus militante de la classe ouvrière occidentale, la possibilité concrète d’un autre présent et donc d’un avenir différent : une espérance. Il n’est pas de politique sans foi en l’avenir, et c’est précisément cet alliage de désir, d’illusion et d’espoir qui a disparu dans les années 1980, au moment précis où la conversion libérale de la gauche de gouvernement anéantissait par ailleurs des bastions industriels, ce qui eut pour effet de mettre hors jeu le groupe social qui, depuis les années 1930, occupait le terrain (9). La « dépolitisation » que commentateurs et sondeurs imputent aux classes populaires n’est que le nom dont ils affublent le refus d’un jeu où l’on estime n’avoir plus rien à gagner.

[…]


Benoît Bréville & Serge Halimi. Le monde diplomatique. Titre original : «  on aimerait bien, on ne peut plus… ». Source (Très courts extraits)


  1. « Questions politiques », France Inter, 21 mars 2021. Lire aussi « Dos au mur, appeler un chat un chat, objectif commun ».
  2. Jean-Pierre Chevènement, Qui veut risquer sa vie la sauvera, Robert Laffont, Paris, 2020.
  3. Entretien paru dans L’Humanité le 8 novembre 2019, republié le 24 mars 2020, peu après sa mort.
  4. Léon Blum, « L’idéal socialiste », La Revue de Paris, mai 1924. Cité par Jean Lacouture, Léon Blum, Seuil, Paris, 1977.
  5. M. Gérald Darmanin, Le Journal du dimanche, Paris, 7 avril 2019.
  6. « A dissent’s view of the Arab Spring », entretien avec Hicham El-Alaoui, The Harvard Gazette, 23 décembre 2019
  7. « Frédéric Lordon : “Rouler sur le capital” », Ballast, 21 novembre 2018.
  8. Conférence aux « Amis de l’Huma », 31 janvier 2020.
  9. Stéphane Beaud et Michel Pialoux, « Pourquoi la gauche a-t-elle perdu les classes populaires ? », Savoir/Agir, n° 34, Vulaines-sur-Seine, décembre 2015.
  10. Cf. Amory Gethin, Clara Martínez-Toledano et Thomas Piketty (sous la dir. de), Clivages politiques et inégalités sociales, Seuil – Gallimard – Éditions de l’EHESS, Paris, 2020.
  11. Dominique Strauss-Kahn, La Flamme et la Cendre, Grasset, Paris, 2002.
  12. Libération, Paris, 27 mars 2001.
  13. « Placing priority. How issues mattered more than demographics in the 2016 election », Democracy Fund Voter Study Group, Washington, DC, décembre 2017.