Fallait-il supprimer l’ENA ? Et qu’est-ce que ça change ? Débat…

Emmanuel Macron a annoncé le remplacement, au 1ᵉʳ janvier 2022, de l’École nationale d’administration par un Institut du service public.

Pour débattre de ce projet de transformation de la haute fonction publique : Anicet Le Pors, ancien ministre de la Fonction publique, Pascale Laborier, professeure de science politique à l’université Paris-Nanterre, et Daniel Keller, président de l’Association des anciens élèves de l’ENA.

  • Selon Anicet Le Pors Ancien ministre de la Fonction publique, conseiller d’État honoraire

Pérenniser le pouvoir des dominants

Le projet d’ordonnance relatif à la suppression de l’École nationale d’administration (ENA) et à son remplacement, au 1ᵉʳ janvier 2022, par un Institut du service public (ISP) saisit tout d’abord par sa nullité. Aucune justification du changement ne transparaît. On y évoque le champ des agents concernés. Il est rappelé que, par application de la loi sur la transformation de la fonction publique du 6 août 2019, le fonctionnement des administrations sera déterminé selon des lignes directrices de gestion (LDG) de l’exécutif, sans négociation avec les organisations syndicales.

Emmanuel Macron met en avant, dans ses déclarations, la nécessité d’accroître la diversité du recrutement de l’ENA, mais il supprime ici un troisième concours, qui ouvrait sur la société civile. Il plaide pour une plus grande mobilité, mais le texte en limite l’expression à la transition professionnelle vers le privé, alors qu’il s’agit d’une garantie statutaire. De nombreuses précisions essentielles sont renvoyées à des décrets en Conseil d’État. De ce fatras ne se dégage aucune vision claire, démocratique et efficace de l’avenir de la haute fonction publique. C’est que, pour le pouvoir, l’intérêt est ailleurs.

Dans la publication Challenge du 10 avril 2007, Denis Kessler, membre de la présidence et principal idéologue du Mouvement des entreprises de France (Medef), sous le titre « Défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance » écrivait : « Le modèle social français est le pur produit du CNR (…). Il est grand temps de le réformer. » Et d’énumérer les chantiers concernés : « Statut des fonctionnaires, régimes spéciaux de retraite, réforme de la Sécurité sociale, paritarisme (…) » On croit lire du Macron dans le texte.

De fait, ce dernier a reçu, pour conquérir le pouvoir, par un naturel de classe et de caste, le soutien de tous les dominants : l’oligarchie financière (dont il est issu via Rothschild), les cercles dirigeants de l’Union européenne, la technocratie administrative, la plupart des médias. Ainsi, le néolibéralisme de Kessler se distingue du libéralisme classique en ce qu’il veut abolir toutes les contraintes historiques faisant obstacle à l’expansion sans entrave du capitalisme mondialisé. À cette fin, les États sont requis, les services publics diminués, les mouvements populaires contenus par la réduction des libertés, aujourd’hui, au motif de l’urgence sanitaire et antiterroriste.

La suppression de l’ENA prend place dans cette logique. Profondément dénaturée au cours des trois dernières décennies, l’école a été façonnée pour promouvoir, dans le secteur public, l’idéologie managériale du secteur privé, au détriment de sa vocation au service de l’intérêt général. Mais l’expérience n’a pas été concluante aux yeux mêmes de ses concepteurs, et la crise sanitaire a consacré un échec cinglant du new public management (nouveau management public). Il leur faut donc « tout changer pour que rien ne change », c’est-à-dire la pérennité du pouvoir des dominants.

Si l’ENA originelle demeure une bonne référence de l’esprit novateur de la Libération, sa disparition aujourd’hui n’a rien d’affligeant. Elle doit laisser place à une réforme démocratique du recrutement, de la formation et de la vie professionnelle des fonctionnaires. En ne perdant pas de vue que, pour les plus farouches adversaires de la conception française du service public, tels Denis Kessler et Emmanuel Macron, c’est le statut général des fonctionnaires qui reste la cible prioritaire.

Selon Pascale Laborier Professeure de science politique à l’université Paris-Nanterre/Institut des sciences sociales du politique

L’absence de l’université

Je suis enseignante-chercheuse à l’université de Paris-Nanterre et dans un centre de recherche du CNRS qui se nomme l’Institut des sciences sociales du politique (ISP). L’ironie est que c’est justement le logo choisi par le président de la République pour la création de l’Institut du service public qui va « remplacer » l’ENA. Au-delà de cette anecdote très locale, ce qui me frappe, c’est l’absence de l’université dans ce projet de transformation de la haute fonction publique. Alors même qu’il s’agit de proposer la fin de l’entre-soi, la diversité sociale et territoriale, et de renouveler les contenus des formations !

Dans nombre de pays étrangers, les élites sont formées à l’université, voire même possèdent un doctorat, soit un diplôme universitaire à bac + 8. Or, c’est seulement depuis… 2019 que le concours de l’ENA leur est ouvert. Bien modestement, car seules 4 places leur étaient offertes en 2020. Dans les détails de la réforme présentée le 26 avril 2021, la ministre de la Fonction et de la Transformation publiques, Amélie de Montchalin, précise toutefois la création de 74 classes préparatoires sur le territoire pour la préparation du futur concours d’entrée à l’Institut du service public. Mais, pour les étudiants de nos universités, c’est encore flou. Il y aurait une classe préparatoire « talents du service public » dans deux universités par région… mais pour préparer à quelques concours, pour devenir « directeur d’hôpital, magistrat, commissaire de police et peut-être préfet ». 

Nos étudiants sont-ils un quart monde ?

Le « peut-être » préfet reflète la logique de stigmatisation déjà à l’œuvre dans la mise en œuvre de la réforme. Et quelle est la place de la recherche scientifique ? Des programmes dits de transfert de la recherche vers les politiques publiques sont imaginés aujourd’hui en France, tant nos mondes sont séparés. Pourquoi imaginons-nous une réforme qui reprend l’antienne des écoles d’application, plutôt que de s’enrichir des savoirs universitaires ?

Mais, avant de clamer la disparition de l’ENA comme mode de réforme, ne faudrait-il pas songer aussi à sauvegarder ou étendre les transformations d’ouverture ?

Aujourd’hui, la moitié des 80 élèves d’une promotion de l’ENA n’est pas composée de « juniors » issus des formations des écoles. Ils sont issus de deux autres concours, qu’on oublie souvent de citer, comme s’ils étaient déclassés : le concours interne et le troisième concours. Le concours interne ouvre la formation aux agents publics ayant déjà travaillé au moins quatre ans dans l’administration. Le troisième concours est le résultat d’une innovation lancée en 1983 par le gouvernement de gauche – Anicet Le Pors était alors ministre communiste de la Fonction publique. Il a été modifié en 1990 pour intégrer tous les élèves dans un classement unique de sortie. Le vivier des hauts fonctionnaires s’est ainsi enrichi d’« élèves » issus du secteur associatif ou privé, avec au moins huit ans d’expérience. Ils viennent déjà de mondes professionnels très divers. On trouve parmi eux des syndicalistes, des élus, des journalistes, des intermittents du spectacle…

Attention à ce que le grand remplacement ne conforte pas encore plus l’entre-soi des grandes écoles. Car il écarte, comme souvent en France, les universités et les mondes professionnels et associatifs. La tabula rasa stigmatise déjà les tabula non grata !

Selon Daniel Keller Président de l’Association des anciens élèves de l’ENA

Un fossé entre les élites et le peuple

Imagine-t-on donner un autre nom au mont Valérien ou à la ville de Châteaubriant ? J’entends déjà la réponse. D’aucuns diront que je force indûment le trait. C’est sans doute un peu vrai. Je crois à la force des symboles. Les écoles fondées sous la Révolution, sous la IIIᵉ République ou à la Libération ont forgé une partie du patrimoine vivant de la France que j’aime et à laquelle je crois. 

Cela étant, dans la crise multiforme que traverse notre pays, la priorité demeure que les Français retrouvent une confiance inébranlable dans leur haute fonction publique. Il est à craindre que la transformation de l’action publique, devenue à la mode, ne détourne en réalité des réelles priorités, ce dont atteste le fossé grandissant entre les élites et le peuple, sans que cela n’incite pour autant à changer de cap. Les Français attendent pourtant des choses simples en ce qui concerne la haute fonction publique : exemplarité, compétence et engagement au service de tous.

Sur 20 000 cadres dirigeants de l’État, tous versants de la fonction publique confondus, les énarques sont environ 4 000. L’immense majorité d’entre eux sont à leur poste et s’efforcent chaque jour de donner aux consignes qu’ils reçoivent la lisibilité qu’elles méritent. Personne ne veut le voir et tout le monde ne retient que l’entre-soi dévastateur, pratiqué par quelques-uns.

Pour y mettre un terme, commençons par exiger de tout fonctionnaire qui entre en politique qu’il démissionne de la fonction publique, comme l’a fait d’ailleurs le président de la République. Prohibons également les détachements de hauts fonctionnaires dans les entreprises publiques. Évaluons enfin sérieusement le respect des règles déontologiques qui encadrent le passage dans le secteur privé. De telles mesures auraient l’avantage de faire reculer l’assimilation des hauts fonctionnaires à des « intouchables » ou à des « voraces », et montreraient que les puissants ne bénéficient pas de privilèges interdits aux autres.

L’exemplarité, c’est aussi de renouer avec la promesse d’une égalité des chances qui ne sert pas seulement à ceux qui ont la chance de vivre au cœur des métropoles. Je suis fier que l’Association des anciens élèves de l’ENA (AAEENA) se mobilise au service des jeunes vivant dans des territoires ostracisés pour leur expliquer en quoi consistent les métiers de la fonction publique et accompagner dans leur parcours les plus motivés d’entre eux.

Mais un minimum de sérieux commanderait aussi de produire une étude objective sur ce qu’il en est réellement de la reproduction sociale ou géographique dans toutes les grandes écoles de la République afin d’en finir avec les chiffrages souvent fantaisistes et accusatoires.

Les compétences n’apparaissant pas ex nihilo, il conviendrait de rappeler qu’elles reposent avant tout sur un apprentissage au plus près du terrain de métiers qui ne s’improvisent pas, qu’elles nécessitent des montées en responsabilités pas à pas, que celles-ci présupposent la définition d’objectifs clairement mesurables, et qu’elles traduisent une véritable progression au mérite.

Qu’on se le dise, ce n’est pas en évaluant les préfets sur la baisse du coût du permis de conduire qu’on rendra l’État plus attentif aux angoisses des Français. À force de vouloir s’occuper de tout, on finit par ne s’occuper de rien. La réaffirmation des missions régaliennes essentielles, sans lesquelles la liberté et l’égalité sont des coquilles vides, devrait être la première des priorités.

L’engagement au service de tous requiert enfin une haute fonction publique impartiale. Rappelons que l’impartialité se forge dans le cadre d’une fonction publique de carrière, sous l’empire d’un statut. Celui-ci a souvent évolué au fil de notre histoire, mais il demeure un pilier, conquis de haute lutte, de notre modèle républicain.

Les adaptations dont il doit faire l’objet ne sauraient conduire à mettre en place une gestion à l’emploi sur la base d’une contractualisation rampante faisant fi de tout principe d’indépendance. Elles ne doivent pas non plus conduire à politiser indûment les nominations des plus hauts cadres dirigeants, comme peut le laisser craindre la transformation annoncée des corps de la haute fonction publique. Non pour offrir une protection indue aux fonctionnaires, mais pour rappeler que le statut demeure le bouclier de l’intérêt général, indispensable à la construction de notre pacte social.

C’est à ces réformes qu’il faut s’attaquer, avec ou sans l’Institut du service public, au nom d’une véritable exigence républicaine. L’AAEENA est prête à apporter sa contribution à une telle ambition. On n’a pas le droit de se tromper de cible.

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En résumé voilà quelques pistes pour comprendre un petit peu la volonté d’abattre l’ENA paraît autour d’une macronie avide de rester dans l’entre soi MC


2 réflexions sur “Fallait-il supprimer l’ENA ? Et qu’est-ce que ça change ? Débat…

  1. jjbey 04/05/2021 / 8h50

    Ce qui interpelle les citoyens est plus la puissance de la caste générée par l’ENA que l’école elle-même, puissance entièrement acquise au système capitaliste.
    Le changement de nom va aggraver l’injustice du recrutement fermant des portes déjà étroites au tour extérieur qui permettait à des pratiquants de la fonction publique ou de l’activité sociale d’intégrer cette école.
    Il reste que les anciens de l’ENA représentés par leur association n’ont même pas droit au chapitre ce qui en dit long sur la pratique démocratique de nos gouvernants qui ont dû sécher les cours sur ce sujet.

  2. bernarddominik 04/05/2021 / 9h00

    C’est une coutume française de changer pour que rien ne change. Et la solution la plus simple, c’est de changer le nom l’ENA devient l’ISP et le tour est joué.

    Ce qui m’étonne le plus c’est qu’aucun média ne trouve anormal que 80% des présidents et 70% des ministres soient des énarques.
    Dans une vraie démocratie ce hold-up aurait été rendu impossible, soit par une incompatibilité (peut-on être à la fois élu et haut fonctionnaire ? C’est-à-dire juge et partie ?) soit par l’intégration des cours spécifiques à un cursus universitaire par exemple.
    Car un énarque est, du jour où il rentre à l’école, haut fonctionnaire, même s’il ne s’avère pas fait pour ce métier. Des places dans les grandes institutions leur sont réservées, mais aussi dans le para public et le privé contrôlé par l’état.
    Ce hold-up ne s’arrête pas à la direction de l’état. Il couvre toute la société. Pour moi, il faut supprimer l’ENA et créer dans les universités un cursus haute administration, puis embaucher sur concours avec un contrat de travail, un CDI. Si le fonctionnaire veut aller dans le privé il doit démissionner. Donc il faut aussi supprimer les détachements et les combines type double retraite, avancement garanti des absents…
    Quant aux fonctionnaires élus ils doivent démissionner et non pas faire comme ces énarques élus touchant de l’état 12000 € de salaire pour 2 heures de travail par mois.

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