Morne plaine

Dans une lettre adressée à Balzac, Stendhal expliquait que, pendant l’écriture de La Chartreuse de Parme, il lisait chaque matin deux ou trois pages du Code civil afin, disait-il, « d’être toujours naturel ». Le style épuré des articles de loi était pour lui une source d’inspiration. En revanche, leur contenu était nettement moins raffiné.

L’un des plus célèbres passages du Code civil de 1804, aussi appelé Code Napoléon, est l’article 1781 qui réglementait les relations entre le patron et l’ouvrier : « Le maître est cru sur son affirmation, pour la quotité des gages, pour le paiement du salaire de l’année échue et pour les acomptes donnés pour l’année courante ».

En d’autres termes, le patron bénéficiait d’une présomption de crédibilité et c’était au salarié de prouver le contraire. Cette inégalité de parole entre employeur et employé en disait long sur la vision du législateur de l’époque, davantage préoccupé par les intérêts des possédants que par ceux des travailleurs.

Le droit du travail se construira lentement, avec pour objectif de rééquilibrer les relations entre patron et salarié, dérogeant au droit commun qui part du principe optimiste que deux contractants sont sur un pied d’égalité. Ce qui n’est pas le cas dans le monde du travail puisque le prolétaire est en position d’infériorité face à celui qui a le pouvoir de l’embaucher et de le licencier à sa guise.

Pourquoi évoquer cela aujourd’hui ? Parce que le droit moderne prend en compte les multiples formes d’inégalités entre individus, et s’efforce d’en limiter les conséquences les plus graves en confortant les droits des plus faibles et en atténuant la position hégémonique des plus forts. Belle ambition, malmenée par les incessantes mutations d’une société en perpétuel mouvement.

La semaine dernière, le Conseil de sécurité de l’ONU s’est prononcé contre un projet de résolution qui proposait d’accorder à la Palestine le statut de membre de plein droit des Nations unies. Ce qui aurait eu pour conséquence de reconnaître l’existence d’un État palestinien.

Les États-Unis ont usé de leur droit de veto pour s’opposer à l’adoption de cette résolution et leur ambassadeur adjoint, Robert Wood, l’a justifié en ces termes : « Ce vote ne reflète pas une opposition à un État palestinien, mais est une reconnaissance qu’il ne peut naître que de négociations directes entre les parties ».

Les derniers mots de sa déclaration sont les plus intéressants : « il [un État palestinien] ne peut naître que de négociations directes entre les parties ». On a l’impression de lire un passage du vieux Code Napoléon de 1804. Les litiges entre le patron et le salarié se régleront par le rapport de force qui les oppose, sans intervention extérieure pour rééquilibrer les inégalités entre les deux parties.

Visiblement, c’est le même raisonnement que le diplomate américain a adopté pour les Palestiniens et les Israéliens : ils sont sur un pied d’égalité et seules des « négociations directes entre les parties » décideront de l’issue de leur différend. Nul intervenant extérieur au conflit ne pourra agir pour rétablir un juste équilibre dans leurs relations.

Que le meilleur gagne, que le plus fort l’emporte et que le plus faible disparaisse à jamais. On est étonné d’entendre des raisonnements si archaïques datant du XIXe siècle, prononcés en 2024 dans l’enceinte de l’ONU dont la mission est de défendre les droits de tous, et plus particulièrement des plus faibles. Le libéralisme anglo-saxon s’applique ici avec un cynisme inébranlable : à chacun de se défendre seul, sans intervention extérieure, sans l’aide d’autres États, sans l’appui d’une autorité internationale reconnue.

Le libre marché dans toute sa cruauté. Comme entre le salarié et son patron au début du XIXe siècle, te Palestinien du XXIe siècle doit se débrouiller pour faire valoir ses droits face à l’État israélien. Une inégalité flagrante illustrée par les décisions de la Cour suprême israélienne qui désavoue presque toujours les recours déposés par les Palestiniens dépossédés de leur terre par des colons.

Comment tout cela finira-t-il ? Fabrice Del Dongo assista comme un spectateur à la bataille de Waterloo et l’Empereur fut débarqué à Sainte-Hélène, une autre prison à ciel ouvert. L’Histoire nous a tout de même laissé La Chartreuse de Parme et le Code civil.

L’État palestinien, lui, attendra encore son Stendhal et son Napoléon.


Éditorial de RISS. Charlie Hebdo. 24/04/2024


Une réflexion sur “Morne plaine

  1. tatchou92 29/04/2024 / 15h52

    Triste réalité.. mais chut, attention au délit d’opinion et à la censure.

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