La vie au PNF

En dix ans d’existence, le Parquet national financier a fait rentrer plus de 12 milliards d’euros dans les caisses de l’État grâce à des amendes colossales infligées aux entreprises. Explications

Murs blancs immaculés, atmosphère ouatée, portes fermées et, surtout, un silence absolu. Le visiteur qui découvre pour la première fois les bureaux du Parquet national financier, installés au 20ᵉ étage du tribunal judiciaire de Paris, pourrait s’imaginer pénétrer dans un austère couvent ou un laboratoire de recherche.

Ce calme est trompeur : le PNF carbure à plein régime.

En dix ans, cette institution qui a fait tomber tant de politiques est aussi devenue — et c’est beaucoup moins connu — la machine à cash de la République. Depuis le 1ᵉʳ février 2014, date de sa mise en place, ce parquet spécialisé a fait rentrer plus de 12 milliards d’euros dans les caisses de l’État. Soit 600 millions d’euros par procureur (au nombre de 20). Un ratio à faire pâlir d’envie les fonds d’investissement les plus performants, faisant de cette institution, la plus rentable de l’État, après les inspecteurs des impôts.

Ce succès était pourtant loin d’être écrit.

Né sur les ruines fumantes de l’affaire Cahuzac, et la promesse du gouvernement Hollande de renforcer la lutte contre les atteintes à la probité et la grande délinquance financière, le PNF a été critiqué avant même d’avoir pris son envol. D’abord par la haute magistrature, qui redoutait de voir ce nouvel organisme cannibaliser les trop faibles moyens accordés à la justice ordinaire, mais surtout par de nombreux élus, principalement de droite, qui n’auront eu de cesse de l’accabler de tous les maux.

Il faut bien reconnaître que, depuis sa création, le PNF ne s’est pas fait que des amis dans le monde politique, poursuivant, tour à tour, un ancien Premier ministre, François Fillon, un ex-président de la République, Nicolas Sarkozy, et une ribambelle de ministres (Jérôme Cahuzac, François Bayrou, Michel Mercier, Richard Ferrand, Alain Griset, Olivier Dussopt, Marlène Schiappa, Dominique Strauss-Kahn, Sébastien Lecornu, Rachida Dati, sans oublier Marine Le Pen, Alexis Kohler, le secrétaire général de l’Élysée, ou bien encore Fabien Roussel). En retour, les magistrats se sont vu accusé de « harcèlement » (Nicolas Sarkozy) ou de « partialité » (Marine Le Pen).

Un ministre de la Justice, Eric Dupont-Moretti, a même tenté de les remettre au pas, en ordonnant des enquêtes disciplinaires sur trois magistrats de ce parquet. Quant à Eric Ciotti, le patron des LR, il a purement et simplement réclamé la « suppression » de ce qu’il appelle une « juridiction d’exception ».

[…] les affaires politiques ne sont que la face émergée de l’activité du PNF. De manière infiniment plus discrète, cette institution a perfectionné, au fil des ans, une nouvelle arme pour faire plier les grands groupes : la justice négociée, ou « plaider coupable », un dispositif tout droit importé des États-Unis. Dès les années 1980, le Département de la Justice décidait en effet de s’attaquer à une corruption systémique au sein des multinationales, d’abord américaines, puis européennes, en les menaçant de poursuites pénales si elles ne s’autodénonçaient pas.

Et les procureurs américains n’ont pas tremblé. Ils ont infligé des amendes de plusieurs milliards de dollars pour convaincre les plus récalcitrantes de collaborer, sanctionnant au passage plusieurs groupes français, Total, Technip, BNP ou Alstom.

En France, il aura fallu attendre trente ans avant que la loi Sapin II n’introduise en 2016 cette possibilité en créant les conventions judiciaires d’intérêt public (CJIP). Un plaidé coupable à la française qui permet aux personnes morales de négocier une amende pour échapper aux poursuites.

Une petite révolution dans la culture pénale française dont s’est aussitôt emparé le PNF. Il a déjà signé vingt CJIP, dont cinq rien que l’an dernier. La première, négociée en 2017 avec la banque HSBC, a rapporté 300 millions d’euros. La plus importante demeure celle passée avec Airbus en 2020, qui s’est conclue par une pénalité record de 3,6 milliards d’euros. « Airbus, cela reste comme le plus grand moment de ma carrière », confesse Thomas Baudesson, avocat chez Clifford Chance, l’un des plus prestigieux cabinets d’affaires au monde.

[…]

Dans ces échanges confidentiels entre avocats et procureurs, « il existe aussi un non-dit, reconnaît Denis Chemla. Il s’agit du sort qui sera réservé aux cadres dirigeants ». Les CJIP ne s’appliquent en effet qu’aux personnes morales, c’est-à-dire aux entreprises. Les personnes physiques, elles, peuvent toujours être renvoyées devant un tribunal.

Du moins, en théorie. Alors que le PNF a déjà signé vingt CJIP, à ce jour un seul cadre, appartenant à HSBC, s’est vu par la suite condamné.

« Si l’on veut vraiment éradiquer la corruption, il faudrait aussi systématiquement poursuivre les dirigeants des grands groupes et les rendre responsables sur leurs deniers personnels », soutient pour sa part Eva Joly. L’ancienne juge d’instruction.


Entretien avec Le procureur de la République financier,
Jean-François Bonhert, qui dirige le PNF depuis 2019.

  • Le PNF a souvent été accusé de s’immiscer dans les affaires politiques. Que répondez-vous à ces attaques ?

Nous ne faisons pas de politique au PNF. Nous n’allons pas chercher des scores sur telle ou telle personnalité en fonction de son orientation politique. Et je serais bien incapable de vous dire si, dans notre portefeuille de 781 dossiers, ce sont davantage des personnalités plutôt à gauche, à droite ou au centre qui ressortent dans nos affaires. Ce n’est pas notre sujet.

  • Dans quel délai vous prononcerez-vous dans l’affaire qui vise Rachida Dati, la nouvelle ministre de la Culture ?

Ce que je peux vous dire, c’est que nous allons nous positionner au regard des arguments que nous pensons devoir porter, mais également au regard de ceux présentés par madame Dati. Ses avocats ont déposé un recours devant la chambre de l’instruction, les décisions qu’aura à rendre cette instance seront susceptibles, le cas échéant, d’orienter notre propre position.

  • Avez-vous les moyens de lutter contre la grande corruption ?

Il est certain que quand on voit l’objectif qui avait été fixé au PNF à sa création en 2013, il manque encore des magistrats, bien que nos affaires soient toujours plus nombreuses (90 en moyenne à traiter par des binômes de procureurs). La charge de travail augmente. Je le vois bien, il y a souvent des cernes sous les yeux. C’est une réalité que chacun affronte en prenant sur soi.

  • Pouvez-vous vous appuyer sur un nombre suffisant d’enquêteurs de police ?

Là, nous avons un réel souci. L’OCLCIFF a vocation à être notre bras armé, mais cet office souffre d’un manque récurrent d’effectifs. Des dossiers mettent quatre à six mois avant de démarrer.


Les propos de l’ex Juge aujourd’hui avocate Eva Joly

Elle représentait les salariés dans l’affaire McDonald’s aux côtés de sa fille, Caroline, elle aussi avocate et coautrice d’un ouvrage remarqué sur la responsabilité pénale dans l’entreprise (1).

« Pourquoi pas », lui répond Jean-François Bonhert, le patron du PNF. Pour autant, le magistrat plaide d’abord pour le développement des CRPC (comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité). Une autre procédure de justice négociée, qui concerne cette fois-ci non plus les entreprises mais les individus. L’auteur d’un délit qui accepte de reconnaître sa culpabilité est jugé plus rapidement.

Il obtient surtout en échange une diminution de sa peine. Ce dispositif est en plein essor en France : 90 000 CRPC ont été acceptées en 2022, soit 16 % des décisions rendues par les tribunaux correctionnels. Au point que, le 23 janvier, lors de la rentrée du tribunal judiciaire de Paris, son président Stéphane Noël a souhaité ouvrir une réflexion sur l’extension de ces CRPC à la matière criminelle !

Introduire donc dans les cours d’assises hexagonales un véritable « plaider coupable » à l’américaine, comme dans les séries télé. Pour le coup, il s’agirait d’une authentique révolution judiciaire.

  • « Repenser la responsabilité pénale dans l’entreprise », par Caroline Joly, Pascal Beauvais et Antoine Maisonneuve (PUE 2U23).

Matthieu Aron. L’Obs (Extraits) N°3096. 01/02/2024


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