Vincent Bolloré va-t-il flinguer le cinéma français ?

En prenant la direction de Canal+, Vincent Bolloré est devenu malgré lui le premier argentier du cinéma français. Entre réduction des coûts et menaces de réforme, c’est toute une industrie qui tremble.

Le jeune Jamel Debbouze en chemise à fleurs qui drague une Laetitia Casta embarrassée. Tarantino qui déboule en furie sur le plateau du Grand Journal. Gossip qui retourne la scène devant des centaines de badauds, agglutinés sur la plage du Martinez. De Caunes et Garcia qui finissent à la mer époque Nulle part ailleurs.

Voilà plus de vingt ans que Canal+ et le Festival de Cannes roulent ensemble, le premier offrant au second une visibilité médiatique glamour et festive. Une longue collaboration à laquelle le nouveau patron de Canal+, Vincent Bolloré, vient de mettre un coup d’arrêt sec et brutal.

Une moindre couverture médiatique du Festival de Cannes

Le 13 mars, les employés du groupe apprenaient que la chaîne cryptée allait cette année baisser sa couverture médiatique du Festival et sa présence sur la Croisette. Parmi les réformes annoncées : la suppression de la fête Canal, la fin du Patio – un espace de relations publiques loué par le groupe, où se signaient les deals –, mais surtout l’annulation d’une émission quotidienne prévue de longue date, avec Ali Baddou à la présentation et la société Bangumi (également productrice du Petit Journal) aux manettes.

Un désengagement d’autant plus surprenant que la chaîne venait de prolonger son partenariat avec le Festival pour les cinq années à venir, au terme d’une longue bataille avec France Télévisions qui aurait bien mis le grappin sur les droits télé du plus grand événement cinéphile mondial.

“Comme à chaque fois depuis des mois, tout s’est fait dans le chaos” Un journaliste de Canal+

“Comme à chaque fois depuis des mois, tout s’est fait dans le chaos, soupire un journaliste maison. On n’a aucune idée de ce qui s’est passé. Depuis qu’ils avaient signé le nouveau partenariat avec le Festival, les chefs disaient partout que la chaîne allait être plus présente à Cannes. Des projets étaient avancés. Et voilà qu’on nous dit que non, finalement, tout le monde reste à Paris.”

Ce qui s’est passé, c’est que le nouveau boss a mis le nez dans les comptes. Et qu’il n’a pas apprécié. Avec un devis moyen estimé à 6 millions d’euros pour Canal, le Festival de Cannes représentait un coût gênant dans la politique d’économie du patron, “qui coupe surtout dans les dépenses les plus visibles”, observe un cadre de la chaîne.

Résultat : la direction a mis en place un dispositif low-cost pour couvrir le Festival, qui comptera, outre la diffusion des cérémonies d’ouverture et de clôture, des duplex, une émission cryptée animée le soir par Michel Denisot, et un effort sur le numérique mené en collaboration avec Dailymotion.

“Canal va cesser ‘d’arroser’ l’industrie”

Canal+ continuera donc de relayer le Festival, mais discrètement, en se pinçant le nez. “Le message est très clair, juge le producteur Marc Missonnier (Fidélité Films). Pour Bolloré, c’est une manière de dire à ses équipes que la fête est finie, et c’est aussi un signal fort adressé au cinéma français. En resserrant la vis sur le Festival, il affirme que Canal va cesser ‘d’arroser’ l’industrie. Qu’il reprend les choses en main.” Car au-delà du symbole, ce coup de froid jeté sur le Festival de Cannes traduit surtout la stratégie de Vincent Bolloré en matière de cinéma.

L’enjeu est capital pour l’actionnaire majoritaire de Vivendi, qui s’est retrouvé depuis sa prise de fonction à Canal+ à la tête du plus grand argentier du cinéma français, un trésor sur lequel repose l’équilibre de toute l’industrie. Depuis sa création, la chaîne cryptée est en effet légalement contrainte d’investir dans la production française, avec obligation d’aider des films à petits budgets.

Renégociés pour cinq ans en mai 2015, peu avant l’arrivée de Vincent Bolloré, ces accords imposent aujourd’hui à Canal+ de consacrer 12,5 % de son chiffre d’affaires au cinéma, soit environ 225 millions d’euros par an, pour 105 à 110 films produits. Ce qui aurait le don d’énerver l’industriel breton. “Il déteste qu’on lui impose une politique, murmure un collaborateur. Ces accords, signés avant sa prise de pouvoir, c’est un boulet pour lui.”

“Vincent Bolloré a confirmé qu’il allait respecter ses engagements”

Alors, pour imposer sa marque dans la stratégie Canal+, le patron a frappé un grand coup dans la fourmilière, virant la directrice du cinéma de la chaîne, la très appréciée Nathalie Coste-Cerdan, avant de lancer une opération séduction auprès des professionnels du secteur.

La première vraie rencontre entre l’homme d’affaires et le cinéma français a eu lieu le 29 mars, au siège de Canal+, à Boulogne-Billancourt. Face à une cinquantaine de producteurs, réalisateurs et représentants syndicaux, conviés au bilan annuel de la chaîne, Vincent Bolloré s’est voulu rassurant et a décliné sa vision de l’avenir.

“Je ne suis pas l’affreuse personne que vous croyez” Vincent Bolloré

“Il a commencé en nous disant : ‘Je ne suis pas l’affreuse personne que vous croyez. On vous a dit beaucoup de choses fausses sur moi”, raconte la déléguée générale de l’ARP (Société civile des auteurs-réalisateurs-producteurs), Florence Gastaud.

“Il a tenu un discours plutôt positif, poursuit Denis Freyd, le producteur des films des frères Dardenne, lui aussi présent ce jour-là. Sans rien cacher des difficultés financières de la chaîne, qui connaît une baisse de ses abonnements (on parle d’un taux de désabonnement autour de 15% en 2015 – ndlr), Vincent Bolloré nous a confirmé qu’il allait respecter ses engagements auprès du cinéma français, qu’il allait continuer à produire autant de films, en respectant la diversité de la création.”

“Le cinéma reste la première force de Canal+”

Installé face à une affiche de Belle de jour dans son vaste bureau, au cinquième étage du siège de Canal+, le nouveau directeur cinéma de la chaîne, Didier Lupfer, un proche de Bolloré passé par la production – La Guerre des boutons, Gainsbourg (vie héroïque) –, nous répète les mots du patron : “Le cinéma reste la première force de Canal+ et il n’y a pas de raison que cela change. Nous allons même augmenter nos investissements, en aidant autant les comédies que les petits films d’auteur ou les films de genre, pour préserver la diversité d’offre qui fait notre identité.”

Si le niveau des investissements de Canal+ pour le cinéma français, garanti par les accords signés en mai 2015, ne devrait pas faiblir, certains professionnels se posent néanmoins la question de l’évolution de la ligne éditoriale de la chaîne.

Les ingérences et soupçons de censure observés ces derniers mois sur les antennes, visant ici Les Guignols, là une enquête de Spécial investigation, contribuent à alimenter la peur au sein de l’industrie. “La question, c’est de savoir si Bolloré va mettre son nez dans les choix de production de Canal+. On redoute qu’il bloque certains projets de films dont le propos ou le contenu politique le dérangent”, commente Florence Gastaud.

“Nos rapports avec Canal+ sont restés positifs”

Face à ces inquiétudes, le directeur des acquisitions du cinéma français au sein de la chaîne, Nicolas Dumont, défend son indépendance : “Il n’y a pas de politique dans ce bureau, on a une totale liberté d’action, nous dit-il. Depuis septembre, aucun des projets que nous avons soumis à la direction n’a été déjugé.”

“La seule forme d’intervention que l’on observe concerne les plus gros budgets, poursuit Laurent Hassid, le directeur des acquisitions en charge du cinéma étranger à Canal+. Dès qu’un film atteint un budget important, autour de 10, 12 millions d’euros, la direction est plus attentive aux devis, elle veut mieux maîtriser ses investissements.”

Depuis l’arrivée de Bolloré, Canal+ a financé 60 films

Un coup d’œil au line-up de la chaîne confirme ces déclarations d’indépendance : depuis l’arrivée aux affaires de Bolloré, Canal+ a financé 60 films, parmi lesquels des premiers longs métrages (un projet burlesque de Yann Le Quellec, une comédie sur la burqa de la jeune Iranienne Sou Abadi, le premier film de l’acteur Rachid Hami) ou des retours d’auteurs confirmés (les prochains Guédiguian, Haneke, ou un projet sensible de Lucas Belvaux sur le FN, qui traînait depuis six mois sur les bureaux de France Télévisions).

“Nos rapports avec Canal+ sont restés positifs : on parle aux mêmes interlocuteurs, avec la même transparence”, dit Eric Lagesse, patron de Pyramide Distribution. Comment, dès lors, expliquer ce statu quo dans le contexte d’une chaîne fragilisée par une stratégie de réduction des coûts et un interventionnisme éditorial parfois suspect ?

“Bolloré s’achète une paix sociale avant de tout bazarder”

Le patron du cinéma, Didier Lupfer, avance un argument implacable : la realpolitik.

“Canal+ a besoin du cinéma français, qui reste l’une des premières motivations d’abonnement. Tous les sondages disent la même chose : nos abonnés tiennent à la variété de l’offre, ils réclament tous les types de cinéma. On ne peut donc pas produire moins de projets, ou se concentrer uniquement sur des gros films populaires. Et puis, n’oubliez pas que Vincent Bolloré est un cinéphile. Il sait de quoi il parle.”

Mécène de la Cinémathèque française, à laquelle il verse une donation de 250000 euros par an, propriétaire du cinéma parisien le Mac-Mahon, où il organisait dans les années 2000 des avant-premières people, l’industriel a depuis longtemps placé le cinéma au cœur de sa stratégie média.

Mais une autre raison, plus secrète, pourrait expliquer ces bons rapports que Bolloré affiche avec le cinéma français. “Il s’achète une paix sociale avant de tout bazarder, pense un producteur de la chaîne. Comme il est pieds et poings liés par des obligations de financement négociées avant son arrivée, il va serrer les fesses pendant cinq ans et puis il dégainera ses armes.”

“On peut craindre que Canal+ abandonne son modèle généraliste”

Le tycoon breton aurait peut-être même déjà enclenché son plan d’action pour réformer la branche cinéma de la chaîne cryptée. Le 17 février, le groupe Canal+ soumettait à l’Autorité de la concurrence un projet d’accord de distribution exclusive avec les chaînes beIN Sports. En jeu : ramener ce vieux concurrent dans le bouquet Canal+, et peut-être, à terme, créer une chaîne unique pour la diffusion du sport.

“Que va-t-il se passer s’ils lancent une chaîne dédiée uniquement au cinéma” Patrick Sobelman, producteur

“Ce que l’on peut craindre, c’est que Canal+ abandonne son modèle généraliste et divise ses offres, avec d’un côté une chaîne sport, de l’autre une chaîne cinéma, note le producteur Patrick Sobelman. Pour l’instant, leurs obligations de financement du cinéma français sont indexées sur leur chiffre d’affaires général. Mais que va-t-il se passer s’ils lancent une chaîne dédiée uniquement au cinéma ? Est-ce qu’ils ne vont pas vouloir renégocier à la baisse les accords ? Les pertes pour l’industrie seraient alors désastreuses…”

La menace est en tout cas assez réelle pour avoir contraint la ministre de la Culture, Audrey Azoulay, à envoyer une mise en garde à Canal+ : dans une interview au Figaro, elle expliquait qu’elle obligerait la chaîne à maintenir ses investissements dans le cinéma, peu importe l’évolution de ses offres.

“Nous n’avons pas l’intention de séparer les offres”

 Mais la machine est déjà lancée, selon un ancien collaborateur du groupe : “Bolloré n’a aucun intérêt à maintenir le modèle généraliste de Canal+. Quand on voit des chaînes comme Netflix ou beIN Sports, qui proposent des abonnements à 10 ou 15 euros, Canal+ ne peut pas résister avec son bouquet à 40 euros par mois. Ils vont forcément aller vers une explosion des offres. Et vous imaginez bien que lorsqu’il aura lancé sa chaîne dédiée aux films, qui n’aura que quelques centaines de milliers d’abonnés, Bolloré dira : stop, j’arrête de mettre autant de cash dans le cinéma français.”

Après plusieurs sollicitations, le directeur général du groupe Canal+, Maxime Saada, a accepté de répondre à nos questions sur ces rumeurs. Le ton est catégorique : “Jamais la chaîne ne déviera de son modèle généraliste, qui fait sa force. Nous n’avons pas l’intention de séparer les offres, ni de contester nos obligations vis-à-vis du cinéma.”

Le 29 mars, lors de sa rencontre avec les membres du secteur, Vincent Bolloré avait tenu le même discours, à une nuance près : “Il a répété qu’il ne toucherait pas au modèle actuel, se souvient Florence Gastaud. Et puis, à la fin, il a dit : ‘Mais vous savez, je ne suis pas seul décisionnaire. Si les fonds d’investissement décident qu’il faut changer, alors…” Alors l’économie du cinéma français sera définitivement menacée.

Romain Blondeau – Les Inrocks – Source