Nommer l’innommable

C’est une feuille de papier jauni, aux lignes presque effacées, à l’encre pâlie et pleine de ratures. Le mot « genocide » y est esquissé, biffé, recopié.

Ce document, l’avocat international franco-britannique Philippe Sands l’a trouvé dans les archives de l’université Columbia, à New York, en préparant son livre Retour à Lemberg (éd. Albin Michel, 2017), sur les origines des concepts de génocide et de crime contre l’humanité.

L’encre a 80 ans et l’écriture est celle de Raphael Lemkin, l’inventeur du concept de génocide. Procureur, juif et polonais, Lemkin, en exil aux États-Unis depuis 1941, « a créé le mot à partir du grec genos (« lignée, clan ») et du latin cide (« abattre, tuer »), rappelle Philippe Sands. Sa première occurrence imprimée date de 1944, dans son livre Axis Rule in Occupied Europe.

Le mot, admis par la communauté internationale pour désigner les massacres des Arméniens en 1915, des Juifs d’Europe en 1941-1945 et des Tutsi du Rwanda en 1994, est entré dans le langage courant et les revendications politiques : Vladimir Poutine a justifié, contre toute vraisemblance, son invasion de l’Ukraine en 2022 par un génocide contre les Russes.

Depuis le début de la riposte israélienne à l’attaque terroriste du Hamas le 7 octobre, devant le désastre humanitaire qui s’aggrave de jour en jour à Gaza, les accusations de génocide se multiplient contre l’État hébreu.

De l’ONU aux ONG, des slogans de manifestants aux déclarations politiques, de tribunes en débats médiatiques, le mot surgit, insistant, accusatoire. Aussitôt récusé par ceux qui l’estiment excessif, inapproprié, choquant même. « Accuser l’État hébreu de génocide, c’est franchir un seuil moral », affirmait Stéphane Séjourné, ministre français des Affaires étrangères, le 17 janvier 2024. […]

Le génocide a mis du temps à s’imposer en droit international. Mentionné dans l’acte d’accusation de Nuremberg, il n’a finalement pas été retenu dans le jugement du 1ᵉʳ octobre 1946.

Mais Raphael Lemkin a poursuivi un « lobbying acharné », aboutissant à la signature de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, le 9 décembre 1948, aux Nations unies. Le crime requiert « l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux » au moyen de l’un des cinq actes listés : meurtre, « atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale », « soumission intentionnelle à des conditions d’existence devant entraîner [l]a destruction physique totale ou partielle » du groupe, entrave aux naissances, transfert forcé d’enfants.

Rafaëlle Maison, professeure de droit international public (université Paris-Saclay) estime « cette définition assez ouverte. Le génocide n’exige pas que le groupe soit entièrement ou partiellement détruit, ni que les cinq actes soient réunis. Ce qu’il faut prouver, c’est l’intention des auteurs de détruire le groupe ».

C’est là que « la jurisprudence internationale s’est montrée jusqu’ici restrictive dans son interprétation ». Jusqu’aux années 1990, elle n’a examiné aucune accusation de génocide. Il a fallu attendre la création des tribunaux spéciaux pour l’ex-Yougoslavie (1993) et pour le Rwanda (1994), et leurs premières condamnations d’individus (Jean-Paul Akayesu, bourgmestre de Taba, en 1998, et Radislav Krstic, général serbe, en 2001).

Puis les chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens, en 2006, ont condamné d’anciens Khmers rouges pour actes de génocide contre les minorités vietnamienne et des Cham musulmans.

Mais la culpabilité des États, elle, demeure rarissime : si la CIJ a reconnu en 2007 qu’il y avait eu génocide à Srebrenica en juillet 1995, avec l’assassinat de 8 000 hommes et garçons musulmans de Bosnie, elle n’a condamné l’État serbe que pour « défaut de prévention » et « de punition » du génocide, commis par les paramilitaires Et en 2015, elle n’a pas reconnu l’intention génocidaire des Serbes contre les Croates de Vukovar en1991.

Philippe Sands était l’avocat de la Croatie. « J’ai échoué à faire reconnaître le génocide, les Bosniaques ont eu cette reconnaissance à Srebrenica, les Croates ne l’ont pas eue à Vukovar. Il en résulte un ressentiment et des comparaisons malsaines. Quel est l’intérêt ? »

Les déclarations d’officiels israéliens, au début de l’offensive sur Gaza Nous combattons des animaux humains », « pas d’électricité, pas d’eau, pas de gaz […], un siège complet », a notamment dit le 9 octobre Yoav Gallant, ministre de la Défense), témoignent-elles d’une « intention de détruire un groupe » ?

Les frappes massives, y compris sur des écoles, des hôpitaux, des lieux de culte ; le blocus impitoyable infligé à une population au bord de la famine, constituent-ils une « soumission intentionnelle à des conditions d’existence devant entraîner [lia destruction physique » des Palestiniens de l’enclave ?

« Ce sera aux juridictions internationales de le dire, répond Johann Soufi, chercheur en droit international et ex-directeur juridique de l’UNRWA à Gaza de 2020 à 2022. En tout cas, le mot n’est plus tabou depuis que la CIJ a accepté d’examiner la plainte sud-africaine, et reconnu un « risque plausible » de génocide ». […]

À mesure que le temps passe et que les souffrances de Gaza s’amplifient, le tabou est levé. Le 5 avril 2024, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a adopté une résolution réclamant un embargo sur les ventes d’armes à Israël et mentionnant le risque de génocide reconnu par la CIJ. La France s’est abstenue à cause de cette mention. […]

Conceptualisé après la Shoah, le génocide, dans l’esprit de Raphael Lemkin, prenait source dans de nombreux massacres à travers l’histoire humaine, et a d’ailleurs été reconnu a posteriori pour les Arméniens. « Cela peut sembler choquant, mais rien, ni dans le droit ni dans l’Histoire, ne dit qu’un État dont la population a été victime de génocide ne peut pas à son tour s’en rendre coupable », observe Johann Soufi : à Gaza peut-être, ou en République démocratique du Congo, où l’ONU a considéré que les massacres commis par l’armée rwandaise dirigée par des Tutsi contre des Hutu en 1996-1997 pourraient être considérés comme génocidaires.

« Il y a davantage de génocides dans l’histoire que de décisions de justice, d’abord parce que la création d’un tribunal international ou la saisine de la CIJ sont des décisions politiques. Si une cour avait existé pour les crimes commis en Syrie, ceux de Daech envers les Yézidis notamment auraient pu être qualifiés de génocide », poursuit le chercheur. […]


D’après un article de Juliette Bénabent. Télérama N°3875. 17/04/2024


2 réflexions sur “Nommer l’innommable

  1. bernarddominik 18/04/2024 / 13h55

    Oui les crimes commis par Daesh mais aussi Saddam Hussein sont des génocides. Mais le Rwanda de Paul Kagame est aussi coupable de génocide au Congo comme Netanyahu à Gaza. Les victimes se transforment vite en bourreaux.

  2. tatchou92 18/04/2024 / 14h47

    Ce qui s’est passé « en Indochine » , en Algérie, en Corée, au Vietnam, au Japon … même si cela ne nous fait pas plaisir n’est pas très glorieux pour les Américains et nous..

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