Le langage Bolloré

« L’être parlant est pris dans le discours », disait Lacan.

Bolloré ne s’exprime jamais directement en public, alors pour en savoir plus sur ce qui structure son langage, j’ai écouté son audition par la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur l’attribution et le contrôle des fréquences de la TNT, le 13 mars. Il était tenu de s’y rendre, l’objet de cette commission étant de vérifier le respect des obligations faites aux chaînes autorisées à émettre.

Je me suis donc infligé ça : j’ai regardé en replay son audition sur La Chaîne parlementaire (LCP), en revenant en arrière quand je n’en croyais pas mes oreilles ; et en avançant un peu quand l’angoisse me gagnait.

Résultat : La figure rhétorique favorite de Bolloré, c’est manifestement le déni.
Plus précisément : la Verleugnung, le « désaveu », comme disait Freud.

Bolloré a passé deux heures à soutenir une chose, puis son contraire, le tout très tranquillement. Pour ne pas se voir retirer son autorisation d’émettre, il a soutenu que s’il est détesté, si l’on dit qu’il est d’extrême droite, c’est parce qu’il a stoppé la fête et les dépenses folles à Canal+. Dix minutes après avoir dit qu’il a des convictions, mais qu’il ne les met pas dans ses chaînes, il soutient qu’on ne peut pas dire que ce sont ses chaînes. Tout en disant qu’il est fier d’avoir construit cet empire dans l’industrie des médias.

« Je ne suis jamais intervenu dans les contenus, en aucune façon, dans le groupe Canal, et en plus, j’ai pas le temps, et ça demande un temps fou, vous savez, nous avons 24 ou 25 chaînes, […] même si vous êtes un patron interventionniste, vous n’êtes pas capable de le faire ; donc je ne l’ai pas fait ».

 Un peu plus tard, il affirme que « CNews raconte la vérité, reçoit tout le monde, tous ceux qui veulent y aller, et que c’est aujourd’hui un espace de liberté ».

Le rapporteur de la commission écarquille les yeux. « Pourquoi Cyril Hanouna fait plus de 2 millions de personnes tous les soirs, jeunes, qui ont envie de nous regarder ? Ils ont envie de regarder ça, alors est-ce qu’il y a de l’idéologie là-dedans ou chez Cyril Hanouna ? Je suis pas sûr, il y a une liberté, une joie ».

La nausée me prend au bout d’une heure.

Pourquoi le démenti pervers est-il si angoissant ?
Parce que le pervers, refusant sa propre castration, vous la colle dessus.
Déjà que vous vous débattez comme vous pouvez avec la vôtre, alors ça fait beaucoup. Vincent Bolloré refuse les limites ; il peut d’ailleurs l’affirmer sans ambages.

Quand un membre de la commission lui demande ce que ça lui ferait si on lui retirait une chaîne, il répond : « Je pense que le groupe s’adaptera ; on ne va pas s’arrêter parce que le directeur a dit qu’on n’était pas gentils ».

Écoutez ça, c’est fascinant, c’est à l’heure et 10 minutes de l’audition.

C’est la formule même du démenti pervers : le pervers sait très bien qu’il y a une loi, il jouit de la transgresser, et de voir ce que cette transgression fait à celui qui respecte la loi.

Malgré les rappels à l’ordre de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) quand ses animateurs incitent à la haine, Vincent Bolloré leur renouvelle sa confiance : il l’a dit, ça ne l’arrêtera pas.

Quand un autre membre de la commission lui demande s’il a une mission idéologique qu’il sert avec son groupe, Vincent Bolloré répond : « Je suis démocrate-chrétien, j’ai aucun projet idéologique […] mais je suis tout doux et débonnaire, et pas du tout un Attila ».

Après une soirée à écouter cette avalanche de désaveux, je suis sorti fatigué, essoré, sidéré. J’ai eu besoin de parler d’urgence à quelqu’un ; et de relire les textes de Freud sur la perversion.


Yann Diener. Charlie Hebdo/03/2024


4 réflexions sur “Le langage Bolloré

  1. bernarddominik 22/03/2024 / 9h07

    Toute information est politique. Le choix de LCI de défendre les positions de l’Ukraine et de Macron ne sont pas discutées, LCI n’invite pas LFI et ceux qui sont contre les positions de Macron et ça ne gêne pas l’arcom et le conseil d’état. Quant à France Info la censure y va bon train aussi. Alors toute cette polémique sur CNEWS me fait rire. Qu’on laisse Bolloré dire ses opinions, ou qu’on impose aussi à LCI France Info et BFM une information pluraliste. On est entourés d’hypocrites. Il est facile de tenir de positions idéalistes, comme Charlie Hebdo, quand on a pas à en assumer les conséquences et le prix. Certes on ne retournera pas au temps où dans mon village personne ne fermait sa porte à clé, mais cette évolution des mœurs qui a rendu le vol et l’agression banals on nous l’a imposée d’en haut.

    • Libres jugements 22/03/2024 / 12h00

      La racine même du mot politique est traduisible par l’art de parler, de s’exprimer, en public.
      Lorsqu’un orateur exprime ses opinions, l’écoutant peu ou pas accorder un crédit au discours, voire dans un débat public établir un échange, d’idées de conception. L’information selon notamment les chaînes Bolloré mais pas que, ressort d’opinions personnelles à l’idéologie dirigée.
      Que l’Arcom, exige une information plurielle pour tous les médias me semble la moindre des choses en démocratie.
      Maintenant, je ne peux pas laisser dire « Il est facile de tenir de positions idéalistes, comme Charlie Hebdo, quand on n’a pas à en assumer les conséquences et le prix ». Sur ce dernier point c’est oublier l’attentat dont fut victime Charlie Hebdo pour avoir pris des positions d’informations et contre certaines idéologies.

  2. tatchou92 23/03/2024 / 1h19

    J’envie mes cousines vivant dans les Ardennes à quelques encablures de la Belgique et du Luxembourg, qui captent les chaines et ne subissent pas les soupes qui nous sont servies si on veut les voir.. je préfère lire et surfer avec vous..

    • Libres jugements 23/03/2024 / 12h00

      J’ai vu sur Canal+, hier soir le Film « Oppenheimer ». 3 h, c’est un peu long, surtout la dernière heure passée en débat, conjoncture, à la mode cour de justice.
      À titre personnel, je pense que c’est la partie la plus intéressante du film, à condition qu’elle reflète vraiment l’histoire, ce qui n’est pas certain encore aujourd’hui malgré le recul du temps et les allégations, interprétations qui ont été faites par les différents protagonistes-intervenants.
      Je ne dis pas que le scénario du film comporte des inventions – une certaine liberté historique -, je dis simplement qu’il y a certainement d’autres interférences – de personnes de positionnement ou en paroles – qui ont été oubliées où voire cachées volontairement.
      Il me semble que le parti pris du réalisateur est de démontrer la force de nuisance de l’utilisation de l’arme atomique. Si c’est cela, je souscris bien évidemment d’autant qu’il fait dire à Robert Oppenheimer qu’il fallait interdire aux autres états du monde, la construction et l’utilisation de ces armes atomiques – a-t-il réellement prononcé ces belles paroles et n’ont pas été entendues en tous cas et nous ne pouvons que le déplorer.
      Michel

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