Génocide d’hier

Après lecture du paragraphe qui suit, issue d’un roman, il n’est pas interdit à chacune où chacun de faire un parallèle avec les problèmes de migrations rencontrées dans divers États du monde. MC

Les Amis de l’Indien

Octobre 1896. Quatre ans avant la rencontre du photographe Edward Curtis et du hors-la-loi Henry.

La salle de conférences de l’hôtel de luxe — spacieuse, haute de plafond, moquette accueillante, boiseries rouges, piliers, tentures, lustres, balconnet — regorge d’hommes en costumes, plastrons et noeuds papillons. Des Blancs. À peine une dizaine de dames, amies de l’Indien, toujours assises au-delà du piano à queue — aucune d’entre elles n’a jamais pris le risque d’inviter son époux à l’accompagner, il traînerait à longueur de journée avec les femmes de ces messieurs, et « cent poules n’effraient pas le coq », dit le proverbe.

Après les prières du matin, Merrill Edward Gates est, sans surprise, élu à l’unanimité président de la « quator­zième réunion annuelle de la Conférence du lac Mohonk des Amis de l’Indien ». Comme les années précédentes. Merrill Gates est un pur produit universitaire : docteur en droit, en lettres humaines et en philosophie — dans son acception germanique, « étude générale des connaissances ». Et chrétien — cela va de pair, en cette fin du dix-neuvième siècle. Quand il a pris la présidence de l’université d’Amherst, Massachusetts, on lui en a remis solennellement la charte, le sceau et les clés avec ce rappel : « N’oublions jamais que les universités américaines, avec les églises qui les entourent, les églises qui ont tou­jours été derrière elles, tiennent entre leurs mains l’avenir de la civilisation de façon mesurable dans le monde. »

Derrière le buisson d’une moustache sous laquelle dispa­raît sa bouche, le quasi-quinquagénaire a l’assurance tranquille des bienheureux persuadés d’avoir raison. Toujours. Ce matin, réveillé avec une égale confiance en lui, il a regardé sa jolie femme encore endormie et s’est levé pour prendre son bain d’eau chaude, comblé d’être un homme juste, un homme respecté et un bon chrétien. Comme il ne manque jamais de le dire, il se voit tel le phare qui diffuse la charitable et altruiste lumière des idées, de l’esprit et de l’âme, laquelle grandit tous les hommes qu’elle touche. Persuadé qu’en donnant il gagne en retour. Que l’énergie utilisée au service des autres requinque ses propres forces.

Le phare brille d’encore plus d’éclat face à cette assemblée de notables dont la noble mission – mais tous savent que Dieu tire les ficelles – consiste à aider leur ami l’Indien. Le sauver corps et âme est le credo humaniste qui transcende son discours (1) du jour.

— Lorsque nous avons commencé à nous réunir ici il y a treize ans, certains voyaient encore chez l’Indien le romantisme de l’Indien des romans de Fenimore Cooper. Notre travail alors a consisté à ouvrir les yeux, et ce fut pénible, et à apprendre à contempler l’Indien tel qu’il est réellement, sans ce halo de romance d’une part, et sans oublier, d’autre part, la valeur divine de son humanité, cependant dégradée par la barbarie et le péché. En voyant l’Indien tel qu’il est, nous avons aussi appris à le voir à la lumière de l’idéal, à la lumière de ce qu’il peut devenir, de ce qu’il doit devenir en tant que citoyen américain et en tant que chrétien. Et d’abord, nous avons dû apprendre à voir l’Indien tel qu’il vivait dans sa réserve. Ces réserves qui ont dressé des barrières aux vertus de la civilisation, une civilisation qui en a été soigneusement exclue, tandis qu’on laissait y pénétrer tous les vices. Vices qui sont, depuis le début, une malédiction pour les Indiens et les Blancs. Ces réserves, et nous sommes tous ici présents d’accord sur ce point, d’accord avec l’opinion publique, ces réserves si imprégnées d’iniquité, si isolées de toute bonne influence, si éloignées de nos idéaux, si destructrices de la pureté de la vie personnelle et de la vie familiale, ces réserves doivent disparaître.

Agacé par les rumeurs d’approbation, il les éteint d’un geste de la main.

— Disparaître, oui. Aussi pacifiquement que possible, mais aussi rapidement que possible. La vie barbare de la réserve et son communisme sauvage doivent laisser place à la maison et à la propriété individuelles.

Merrill Gates marque une pause. Il est temps de plei­nement profiter d’une première salve d’applaudissements. Il trempe ses moustaches dans un verre d’eau puis, du dos de son index, en tamponne les poils pour chasser les gouttes. Son regard parcourt l’assistance, il n’est jamais aussi heureux que debout sur une estrade.


— Les scientifiques qui ont travaillé sur l’histoire de notre organisme physique indiquent que chaque organisme humain contient l’essence, la quintessence de ses origines : l’histoire condensée de sa race. Cette histoire condensée est physiquement inscrite en nous. L’Indien est, par nature, peu égoïste. Son non-égoïsme est inscrit dans son organisme. Cela fait partie de lui. N’importe quel étudiant en psychologie infantile nous dit que c’est un malheur d’avoir un enfant si absolument désintéressé, non égoïste, qu’il veut tout donner. Une enfance si peu égoïste est sans espoir. Malheureusement, le sauvage indien est élevé comme ces enfants non égoïstes. Celui qui, aveuglément, donne tout ce qu’il a en échange d’un simple sourire, celui-là est tout simplement en train de franchir les premiers pas pour devenir irrémédiablement pauvre. Personne ne peut s’octroyer le luxe de donner, tant qu’il n’a pas appris le luxe de gagner et de posséder.

Merrill Gates sait que tous les esprits sont loin d’être aussi vifs que le sien, qu’il doit ménager des trêves dans son discours pour permettre à ces intelligences plus lentes d’en intégrer la teneur.

— Afin d’éradiquer de telles tendances, nous sommes dans l’absolue nécessité d’éveiller chez l’Indien sauvage de plus grands désirs et de plus grands besoins. Pour le sortir de la sauvagerie et le tirer vers la citoyenneté, nous devons rendre l’Indien plus intelligemment égoïste, avant de le rendre moins égoïstement intelligent.

C’est précisément après ce genre de formule qu’il doit, comme en musique, marquer une pause. Offrir à son public le loisir d’apprécier son écriture car, derrière un bon discours, se cache toujours un minutieux travail de rédaction, « nous devons rendre l’Indien plus intelligemment égoïste, avant de le rendre moins égoïstement intelligent », cela ne s’improvise pas, cela se construit, cela se pense.

— Dans sa pesante sauvagerie, il doit être touché par l’aile divine de l’ange de l’Insatisfaction ! Alors, il commence à regarder plus loin. Il avance. Le désir de posséder devient une force éducative intense. Avoir sa propre maison le poussera à de nouveaux efforts. Nous devons le rendre mécontent du tipi et des maigres rations alimentaires. Et enfin il quittera sa couverture pour enfiler des pantalons. Des pantalons avec une poche, une poche avide d’être remplie de dollars !

Merrill Gates savoure sa trouvaille. Aucun Américain ne peut rester insensible à une image aussi simple, forte et logique que des poches et des dollars.

— Il est grand temps d’oublier l’Indien des romans de Fenimore Cooper ! Il nous faut voir l’Indien tel qu’il est réellement. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons lui inculquer le civisme, la civilisation et la foi chrétienne.


Jean-Louis Milesi. « Au-delà quelques chevaux de plume… » éd. Presse de la Cité


Certes ce roman est une fresque audacieuse narrant les frasques et découvertes sociologiques comme géographiques du photographe Édouard S Curtis dans le grand Ouest américain de la fin du XIXe siècle.

Si quelques passages pourront laisser un vide narratif, d’autres évoquent (telles que la sélection faite ci-dessus) assez bien les mœurs de l’époque – du moins tels qu’on nous l’a expliqué–inculquer–glorifier pendant des années au travers de divers westerns US à la gloire des migrants conquérants, usurpant des territoires plus ou moins au nom de civilisé des populations autochtones, au travers le plus souvent de la religion venue d’Europe. MC


3 réflexions sur “Génocide d’hier

  1. bernarddominik 16/06/2023 / 13h18

    Oui les indiens sont devenus des étrangers dans leur propre pays. C’est une leçon à retenir.

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