Eldorado US, j’t’en ficherais !

… Oui certains réussissent à se faire un pactole, mais tant qui se désolent et vivent d’espérances… et en comparant, considérons que — sans être l’Éden — nous ne sommes pas si mal lotis en France. MC

Dans la vallée des moins-que-rien

Après les routes kenyanes ou l’enfer de Sing Sing, Ted Conover, grande figure du journalisme immersif, jette l’ancre au cœur de l’Amérique des laissés-pour-compte.

C’est sa première nuit dans la caravane. Ted l’a acquise pour pas grand-chose, et l’a garée dans un coin perdu du Colorado, la vallée de San Luis.

Il n’y a pas tout le confort, loin de là, mais la tôle du mobil-home le protègera au moins des coyotes affamés, du puma légendaire, des rafales de vent glacé et des fous de la gâchette qui peuplent cette zone immense et délaissée des Etats-Unis. Le voilà qui s’endort. Manque de pot, le chauffage s’éteint.

A l’intérieur, il fait – 20 °C. Peut-être – 30 °C à l’extérieur. Mais le pire est à venir.

Au matin, avec la condensation, il a gelé dans l’habitacle. Impossible de sortir, car la porte est bloquée. Bien sûr, Conover en a vu d’autres.

Il a passé un an à Sing Sing où il s’est fait engager comme gardien pour écrire un livre sur la prison. Il a sillonné les États-Unis avec les hobos modernes à bord de trains de marchandises, rien que pour avoir le dos en compote et pouvoir le raconter.

Il a partagé pendant plusieurs semaines le quotidien des chauffeurs de camions kenyans, et vécu l’enfer des clandestins mexicains qui cherchaient à passer la frontière dans les années 1980.

Un bout de terre pour presque rien.

Qu’est-ce qui pousse les gens à s’installer au fin fond de cette cambrousse américaine ? « Il y a des montagnes des deux côtés de la vallée », raconte Ted Conover lors d’un récent séjour à Paris, « ce qui donne une impression d’enfermement, mais aussi d’espace infini, presque comme si les montagnes berçaient l’espace entre elles. Et ce qui est le plus important, c’est que vous pouvez y acheter un bout de terre pour presque rien. Pourquoi ? Parce que rien n’est facile. Il n’y a pas d’eau, pas d’électricité, pas d’égouts ni de services gouvernementaux. C’est bon marché parce qu’il faut tout faire soi-même ».

Lorsqu’il débarque pour la première fois dans ce territoire qui ressemble à la surface de la Lune, les carcasses de voitures abandonnées en plus, Conover comprend qu’il faut être complètement dingue pour y faire l’emplette d’un bout de terrain.

C’est pourtant ce qu’il fait. Et les ennuis commencent : il faut, déjà, montrer patte blanche. Les locaux n’ont pas choisi cette région par hasard. La moitié ne porte pas l’humanité dans son cœur, et l’autre a quelque chose à cacher. Ils sont tous surarmés, et leurs chiens, si vous vous approchez, vous reluquent avec appétit, comme un viandard considère un steak chez le boucher.

Tout cela n’est encore rien. Le vent souffle si fort qu’il peut vous rendre dingue. Pas grave, car vous l’êtes déjà — vous auriez acheté ailleurs sinon. Mais les nuits étoilées sont à couper le souffle et, aux dires des autochtones, il suffit de le vouloir très fort pour surprendre, tout là-haut, un ovni scintillant en mode patrouille de France.

Lorsqu’il ne vit pas dans sa caravane, Ted Conover mène la vie d’un homme civilisé. Il enseigne à New York, et publie dans les meilleurs magazines du pays. Il n’est pas sûr qu’il puisse changer une ampoule, et absolument certain que, pour gonfler un pneu de vélo, il appellera quelqu’un à la rescousse.

L’avantage d’avoir acheté une maison de campagne chez « les ploucs du Colorado », c’est qu’on ne peut pas y faire de vélo (trop de zef) et que le premier voisin est invisible à l’œil nu. Si, tout de même : il y a les Gruber.

Sentant venir les ennuis potentiels, Conover a obtenu de cette famille plutôt normale d’installer sa caravane non loin de chez eux, histoire que quelqu’un vienne à son secours, en cas de besoin. Conover raconte, dans « Là où la terre ne vaut rien », passionnant récit d’un voyage au pays de nulle part, le comportement de ces familles désargentées dont il gagne peu à peu la confiance.

Un peu comme James Agee avait décrit, dans « Louons maintenant les grands hommes », la vie de trois familles de métayers pauvres, pendant la Grande Dépression : les Ricketts, les Woods et les Gudgers.

« Beaucoup abandonnent parce qu’ils manquent de bois ou de propane, commente Ted Conover. Mais ceux qui restent pensent qu’ils peuvent vivre en paix, loin de la police et loin des pressions de la civilisation. Sans doute ils ont l’impression d’être stigmatisés parce qu’il leur manque des dents, qu’ils possèdent de vieilles voitures. Ils savent qu’ils sont très bas dans l’échelle sociale. Mais il y a une fierté partagée d’être, comme ils s’appellent, des rats de la prairie.

La plupart sont des survivalistes. Ils ont dans l’idée que la merde va se prendre dans le ventilateur, comme ils disent. C’est pourquoi ils ont des armes et la plupart stockent de la nourriture et de l’eau. Certains de mes voisins pensent que, lorsque les villes s’effondreront, les habitants des zones isolées auront un avantage et devront se défendre contre les citadins affamés. Évidemment ça n’est pas très sérieux parce que toute leur nourriture provient de la ville, comme le carburant qu’ils utilisent. »

Éviter les gens armés bourrés

Jusqu’à présent, Conover a réussi à ne pas se faire tirer dessus. Son secret : éviter les gens armés lorsqu’ils sont bourrés. Pourquoi ce subtil écrivain s’acharne-t-il à retourner dans cette vallée où le confort laisse à désirer, et où la température, comme la probabilité de rencontrer un démocrate, frise le zéro ?

Il insiste sur le fait qu’il a gagné la confiance des locaux non sans peine. « Tout ce que j’ai à faire pour entretenir ces relations, c’est de leur rendre visite de temps en temps, et cela ne coûte pas grand-chose. Et puis c’est un bon contraste avec la vie urbaine. Quand on est journaliste, il est important de s’échapper de son milieu. »

Un jour, quand le manque de confort finira par lui peser, il sait qu’il se résignera à partir. « Mais pour l’instant les panneaux solaires fonctionnent et mon voisin Troy jette un œil de temps en temps et m’appelle si besoin. Ça fait partie de ma vie maintenant. »


Didier Jacob. Le Nouvel Obs n° 3108. 25/04/2024


2 réflexions sur “Eldorado US, j’t’en ficherais !

  1. raannemari 02/05/2024 / 19h26

    Il était déjà inscrit sur ma liste des livres à lire.

  2. Pat 02/05/2024 / 19h58

    Une misère ? Une rébellion ? La revendication d’un droit ? Je ne saurais pas dire mais c’est bien de savoir que ça existe aux EU. Nous on a eu le Larzac, j’ai eu des copains qui sont partis en Thaïlande; il y a le film « Into the wild »…Mais ça se finit rarement bien.

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