La bataille contre la malbouffe

Excès de graisse, de sel, de sucres, les risques liés aux polluants chimiques… L’industrie agroalimentaire nuit-elle à la santé ? Elle dispose en tout cas de puissants lobbys, actifs auprès des pouvoirs publics. Dans la lutte contre l’obésité et la malbouffe, la bataille fait rage.

Propriété privée. À Bruxelles, l’hôtel Tassel, bijoux de l’art nouveau classé au patrimoine mondial, n’accepte plus les touristes. À quelques encablures du Parlement européen, les volutes de ferronnerie, mosaïque in vitro applique désormais les bureaux du conseil européen de l’information sur l’alimentation (Eufic), faux nez de l’industrie alimentaire. Il n’est pas le seul dans le quartier. Deux rues plus loin, le puissant lobby officiel du secteur, Foot Drink Europe, occupe tout un immeuble. Et le cabinet d’avocats Fleishman-Hillard, l’un des plus influents du monde, et tout proche. C’est vers lui que Foot Drink Europe s’est tourné, en 2010, lorsqu’il a fallu déminer le projet de label « santé » initié par plusieurs députés européens.

Que les accrocs au plat sous vide se rassurent : le projet a été enterré. Il s’agissait d’indiquer sur l’emballage du produit, dans une pastille verte (sain), Orange (pas sain) ou rouge (pas sain du tout), les quantités de graisse, de sel et de sucre contenues dans chaque produit. Impensable ! A force d’invitations à déjeuner dans les meilleurs restaurants de la ville, de conférences d’experts et de publications scientifiques, les industriels ont réussi à convaincre une majorité des 736 élus européens de renoncer à cette idée – pourtant appuyée par une solide étude réalisée en Australie. Exit les feux tricolores, donc, qualifiés de « stigmatisants », « infantilisants » ou « incompréhensibles ».

Les industriels auraient dépensé pas moins de 1 milliard d’euros dans cette bataille. Pour le bien-être général? Eux seuls l’affirment. Les croisés de la santé publique sont moins sûrs. Fléau de la malbouffe et de la sédentarité, l’obésité menace désormais tous les continents. En France, le nombre d’adultes obèses a quasi doublé en vingt ans. Pire : entre 3 et 17 ans, près de 1 enfant sur 5 est déjà en surpoids. Et si rien ne change, 1 sur 3 le sera en 2020.

Or rien ne change, ou si lentement! Dix ans après le lancement du Programme national nutrition santé (PNNS) et ses incontournables « cinq fruits et légumes par jour », le lobby de l’industrie a certes lâché du lest, mais contraint et forcé. Il aura fallu plusieurs aimées de bras de fer avant que les distributeurs de confiseries disparaissent, enfin, des écoles. Idem pour la taxe sur les sodas, appliquée depuis le 1er janvier après moult tergiversations. Quant aux promesses d’aliments prétendument capables de faire baisser le cholestérol ou de renforcer les défenses immunitaires, elles sont actuellement passées au crible par les autorités sanitaires européennes, mais après deux décennies d’un laxisme effarant. 94 % des 4000 déjà analysées se révèlent infondées!

Les industriels ont six mois pour revoir leur copie. Mais, en attendant, d’autres sujets graves restent en jachère. Comme la présence de polluants chimiques dans les produits alimentaires, sur lesquels commencent à sortir des études fiables et indépendantes. Ainsi, on attend toujours une décision sur le bisphénol A, qui tapisse l’intérieur des canettes et des boîtes de conserve : cette substance perturbe le fonctionnement hormonal. Pas d’avancées non plus concernant l’acrylamide retrouvée dans chips et biscuits, ou encore l’aspartame, soupçonnées toutes deux d’être cancérigènes. Il y a urgence pourtant. Publié en mars par le collectif citoyen Réseau environnement santé, un rapport révèle que ces toxiques favorisent l’obésité et le diabète.

Deux fléaux, atribués jusque-là uniquement à l’alimentation et à la sédentarité…

Fort de ses 200 rendez-vous par an auprès des pouvoirs publics, la puissante Association nationale des industries alimentaires (Ania) défend efficacement les intérêts de ses membres. Le documentaire « Les Alimenteurs », programmé sur France 5 le 19 juin, en apporte un brillant aperçu. Il raconte, notamment, l’un des échecs les plus cuisants de la politique de lutte contre l’obésité menée par les pouvoirs publics : la surexposition des enfants aux publicités alimentaires – voir l’interview plus loin de JR Buisson

Des aliments équilibrés : un enjeu pour François Hollande Là encore, les fabricants sont en ligne de mire. En dépit de leurs engagements, leurs investissements publicitaires à la télévision n’ont pas diminué. Au contraire, ils ont augmenté de 20 % entre 2006 et 2020, et plus encore pour les marques plébiscitées par les enfants, comme Ferrero (Nutella, Kinder buena…) ou Coca-Cola, affirme l’association de consommateurs UFC Que choisir. L’analyse est contestée par l’Ania, pour qui les enfants sont moins exposés depuis quelques années. Mais les chiffres fournis par le syndicat ne portent que sur les chaînes jeunesse, comme Gulli. Alors que les gamins dévorent les émissions pour adultes et les journaux télévisés…

Pour le candidat Hollande, les bandeaux sanitaires inscrits sous chaque spot étaient bien loin du compte.« C’est se donner bonne conscience. La législation en la matière devra évoluer », pro­mettait-il à l’Ania, un mois avant la présidentielle. Il abordait alors, dans la foulée, un autre sujet sen­sible : « Le secteur de l’agro-alimentaire ne peut échapper à ses responsabilités au travers des choix de fabrication par l’ajout de graisses, de sel ou encore de sucres. La qualité des produits, l’équilibre nutritionnel des populations sont des enjeux avec lesquels on ne peut pas jouer. » Le président François Hollande fera-t-il mieux que ses prédécesseurs ?

Moins de pubs alimentaires sur les chaînes Disney

Il devra composer, comme eux, avec un autre lobby, aussi puissant que le premier : celui des patrons de télévision, inquiets pour leurs rentrées publicitaires. Le Pr Serge Hercberg, qui pilote le PNNS depuis sa création, se rappelle les attaques virulentes entendues il y a seulement trois ans : « Par votre faute, 19 chaînes dédiées aux enfants vont mourir… Vous allez assassiner la création française ! » Aux États-Unis, pourtant, le groupe Disney vient de montrer l’exemple. Les publicités alimentaires destinées aux enfants seront bannies de ses programmes à partir de 2015 si les produits sont jugés trop déséquilibrés, annonçait le groupe le 5 juin.

A quand la même révolution en France ?

Premier employeur industriel du pays, le secteur agroalimentaire, qui a doté l’Ania d’un budget de 4 millions d’euros, donne le sentiment d’être sur la défensive. Son président, Jean-René Buisson, admet pourtant que les règles du jeu ont changé. Contrairement aux laboratoires pharmaceutiques, les fabricants alimentaires n’ont pas vécu de séisme du type Mediator. Mais ils doivent composer avec les mêmes citoyens, qui écoutent désormais les lanceurs d’alerte – ces scientifiques isolés mais souvent éclairés – et réclament une information loyale, voire contribuent à la produire. Ainsi, 500.000 volontaires (1) consignent actuellement leurs habitudes alimentaires pour l’étude publique NutriNet-Santé, lancée il y a trois ans. Le meilleur moyen, sans doute, de soutenir une recherche indépendante. Et de contrer, au passage, les tentatives de manipulation.

Julie Joly et Estelle Saget

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ON AVANCE

  • Les sodas : plus chers depuis le 1er janvier. Les boissons gazeuses sucrées, les jus de fruits avec sucre ajouté et les laits aromatisés sont taxés de 11 centimes d’euros par bouteille d’1,5 litre.
  • Les fausses promesses marketing : l’Agence européenne de sécurité des aliments oblige les industriels à retirer de leurs emballages, d’ici à décembre, les formules promettant des bénéfices pour la santé mais non étayées scientifiquement.
  • Les distributeurs automatiques : depuis 2005, la loi interdit les machines proposant des confiseries et des boissons dans les établissements scolaires.

ON PIÉTINE

  • Le bisphénol A : ce composé chimique qui perturbe le fonctionnement hormonal devrait être interdit dans les contenants alimentaires (emballages), mais le Sénat ne s’est pas encore prononcé.
  • L’acrylamide : en dépit des engagements des industriels, la quantité de cette substance cancérigène dans certains de leurs produits – chips et biscuits- n’a pas suffisamment baissé, selon l’Anses.

ON RECULE

  • Spots : les enfants sont davantage exposés aux publicités pour les aliments trop gras et trop sucrés. Les fabricants d’aliments ont augmenté leurs inves­tissements publicitaires à latélévision ces dernières années.
  • Les menus à la cantine : ils seront plus équi­librés à partir de septembre prochain. La loi oblige les écoles à servir moins souvent des frites et d’autres plats jugés mauvais pour la santé. Elle bannit les salières sur les tables.
  • Le pain : les baguettes, à base de farine très raffinée, restent trop pauvres en glucides complexes, en fibres et présentent une teneur excessive en sel.
  • Le marquage des aliments : en 2020, le parlement européen a rejeté la signalisation des produits par un feu rouge ou un feu vert en fonction de leurs qualités nutritionnelles.
  • Les aliments trop gras, trop sucrés, trop salés : certains industriels s’engagent à améliorer la qualité nutritionnelle de leurs produits en respectant des objectifs chiffrés, mais les progrès restent trop lents.
  • Les bonbons aux caisses des supermarchés: en 2009, la ministre de la Santé avait tenté d’interdire à cet emplacement les confiseries destinées aux enfants, mais cette disposition a disparu du texte de loi.

Ne prenons pas les consommateurs pour des idiots ! »

Jean-René Buisson -préside l’Association nationale des industries alimentaires (Ania). Il défend un secteur qu’il juge attaqué de toutes parts.

Selon vous, l’agroalimentaire fait l’« objet d’un acharnement médiatique sans précédent »…

> Tout à fait. Les gros titres se succèdent : «  Manger tue », «  Du poison dans nos assiettes  », etc. Les industriels se sentent injustement accusés. Croyez-moi, je rencontre tous les jours des consommateurs et ils ne sont pas si inquiets. Au contraire, ils se plaignent de ne plus savoir quoi manger, à cause de ces titres anxiogènes.

Devrait-on moins se soucier des polluants chimiques présents dans l’alimentation ?

>Nos juges de paix, ce sont les agences sanitaires française et européenne. Elles seules ont l’autorité pour dire, par exemple, que vous pouvez utiliser le bisphénol A ou pas. Toutefois, si l’opinion publique n’a plus confiance dans cette substance, ou dans une autre, nous anticiperons le changement de réglementation.

L’obésité inquiète aussi. Peut-on encore encourager les enfants à manger du Nutella ?

> Il n’y a pas de bons et de mauvais produits. Ce qui compte, c’est la quantité et la fréquence auxquelles ils sont consommés. Je peux m’alimenter seulement de pommes et, au bout de deux mois, j’irai mal Si! on considère qu’un produit est dangereux pour la santé, alors il faut être logique et le retirer immédiatement du marché. Pourquoi frapper d’ostracisme le Nutella ?

D’ostracisme, vraiment ? Dans le même registre, émotionnel, vous dites souvent qu’on « discrimine » certains produits, qu’on les « stigmatise ». Il ne s’agit pourtant que d’aliments…

> Je ne prétends pas que nos produits ont une âme ! Je constate simplement qu’ils sont souvent montrés du doigt parce qu’ils sortent d’une usine. Certes, certains ne sont pas géniaux, mais ce n’est pas lié à leur mode de production et leur caractère industriel n’est sûrement pas une raison pour les bannir.

Le secteur agroalimentaire a réussi à éviter que les consommateurs repèrent les produits déséquilibrés par des « feux rouges » sur les emballages. Jusqu’à quand ?

> L’Europe a renoncé à ce système, parce qu’il n’a aucun sens. Des feux rouges culpabiliseraient les consommateurs, au lieu de leur apprendre à mieux manger. Ne les prenons pas pour des idiots. Ils sont capables de lire les étiquettes avec la composition des produits et d’en tirer eux-mêmes les conclusions.

Les industriels respectent-ils leur charte de bonne conduite concernant la publicité destinée aux enfants ?

> Seules trois entreprises font encore de la publicité avant, après, ou pendant les émissions pour enfants. Kellogg’s et Nestlé font la promotion de leurs céréales pour le petit déjeuner, et Danone, de ses petits-suisses. On leur dit d’arrêter, mais bon, c’est leur choix. En contrepartie, l’Ania produit des mini­-programmes qui sensibilisent les enfants à une meilleure hygiène de vie.

Propos recueillis par Julie Joly et Estelle Saget

L’express 13 juin 2012